Alexandre Gurita - Crédit Florent Bailleul © 2017

Alexandre Gurita. Pour un art sans œuvre

par Fabien Franco
24 juin 2018

L'artiste, directeur de la Biennale de Paris et organisateur du premier forum mondial des économies de l’art (FoméA), défend les pratiques artistiques qui s'affranchissent de l'œuvre d'art. Et plébiscite la création d'une économie adaptée.

Selon vous, l’art représente-t-il une activité qu’aucune monnaie ne peut réguler ?

L’art en tant que secteur professionnel doit avoir sa propre économie quand bien même si la démarche artistique consisterait à vendre de l’air. Une conviction n’est pas monnayable mais une pratique artistique l’est. Ce n’est pas parce qu’un artiste n’a pas encore inventé sa pratique économique qu’il ne peut pas le faire.

Pourquoi le forum mondial des économies de l’art est-il consacré aux alternatives économiques au marché de l’art ?

Aujourd’hui le monde de l’art considère qu’il ne peut y avoir d’économie en dehors du marché. Or ce que nous disons, c’est qu’une autre économie est possible. Le marché de l’art représente un environnement toxique qui surdétermine la nature des pratiques artistiques. Le rapport entre la nature d’une pratique artistique, son format et son économie est réel or le marché de l’art exerce une discrimination esthétique à l’égard de ce qui n’entre pas dans son cadre, excluant de facto certaines pratiques. Depuis 18 ans, la Biennale de Paris (organisatrice du forum, ndr) identifie des dizaines de pratiques qui explorent et expérimentent, s’affranchissant du format de l’œuvre d’art devenue obsolète et ne permettant plus d’être créatif. Aujourd’hui il faut s’affranchir de cet art qui s’est construit dans les seules limites de l’œuvre.

En 1994, la galerie Pierre Huber à Genève organisait une exposition. Noritoshi Hirakawa proposait une forme d’art basé sur la rencontre. Il avait publié une petite annonce afin de recruter une jeune fille qui accepterait de voyager avec lui en Grèce. Le matériau de l’expo était le séjour et non pas les photographies exposées qui avaient été réalisées à la suite du contrat passé avec son modèle. Dans cet exemple, ce que l’art produit c’est une relation, une rencontre. Pour autant, à la fin, demeurent des œuvres exposées et marchandisées

Votre exemple, je dirais, est « une bonne idée qui tourne mal », la démarche aboutissant à l’objet. L’histoire de l’art du XXe siècle a connu nombre d’expérimentations de ce genre avec Rauschenberg ou Yves Klein par exemple, mais ensuite, ces artistes sont revenus à leurs pratiques conventionnelles, c’est-à-dire, celles de l’objet d’art signé, exposé en galerie, au musée, dans les institutions et au final absorbé par le marché. Au début des années 2000, des démarches hors norme ont vu le jour, des démarches affranchies de toute matérialisation de l’objet d’art. Ce fut le point de départ de la Biennale de Paris que j’ai captée au détriment du ministère de la culture (1), l’idée étant de l’utiliser comme une stratégie au service des pratiques désobéissantes au régime normatif de l’art. Le postulat étant qu’il n’y a pas d’art sans inventivité.

« L’œuvre d'art n’est pas une obligation, c’est une option. »

La performance des années 60 n’est-elle pas une forme d’art sans objet ?

La performance est une œuvre d’art. Ce que j’appelle les pratiques invisuelles sont des pratiques sans œuvre d’art. Il y a cinq cents ans, le monde pensait que notre planète était au centre de l’univers. De la même manière, on pense que l’art, comme domaine d’activité, tourne autour de l’œuvre d’art. Or l’œuvre d’art n’est qu’un format parmi d’autres, elle n’est pas une obligation, c’est une option. Les artistes qui s’affranchissent de l’œuvre, qu’on les aime ou pas et au même titre que ceux qui produisent des œuvres, doivent avoir accès au système de l’art au nom de la liberté d’expression. L’institution devrait faire montre de neutralité politique en acceptant tous types de pratiques artistiques. Des artistes pompiers qui font de la peinture place du Tertre à Montmartre aux artistes les plus conceptuels et pointus, tous se valent parce qu’en art, tout le monde a raison. Le problème étant que le marché de l’art exerce une telle contrainte sur les pratiques que les artistes ne pensent pas pouvoir créer en dehors des formes déjà existantes.

Qui sont ces artistes de l'art invisuel ?

Un exemple : Bernard Brunon vient du mouvement « Supports/Surfaces ». Il a repoussé les limites de sa pratique picturale. Qu’est-ce que la peinture si ce n’est, poser la peinture sur un support ? À partir de là, il a décidé de peindre des bâtiments, des maisons etc. En 1984, il a créé sa société à Houston, « That’s painting production ». Depuis cette année-là, il pratique la peinture en bâtiment. Au début il signait en utilisant toujours la même couleur, celle qu’il utilisait en tant que peintre traditionnel, avant de ne plus signer du tout. Il a ensuite développé une économie spécifique à sa pratique et en a vécu.

Photo Bernard Brunon. That's Painting Productions - Peal Green, Caramel Corn, Cottage Red, septembre 2006. Avec la collaboration de Martin Tovar, Adolfo Mejia et Jorgge Tovar.

 

Concrètement rien ne le distingue d’un peintre en bâtiment ?

A priori rien ne le distingue en effet. Pour faire art, me semble-t-il, il faut remplir trois conditions : la première est qu’il faut que la personne se définisse en tant qu’artiste, la deuxième est qu’il doit désigner son travail artistique et la troisième condition c’est de faire croire aux autres qu’il a raison.

Faire croire ?

Peu importe que cela soit vrai ou faux, l’artiste ne cherche pas la vérité. Un artiste n’est pas isolé du monde dans lequel il vit. Il est avant tout un être social. Comme Marcel Duchamp s’est placé dans son propre jury pour faire élever le readymade au rang d’œuvre d’art, Bernard Brunon et d’autres s’inscrivent dans le même schéma. Il n’est pas suffisant d’affirmer quelque chose, encore faut-il une mise en relation avec la société et notamment avec le monde de l’art. L’histoire de l’art répète certaines constantes. Rappelez-vous le procès de Brancusi (Brancusi contre Etats-Unis, intenté en 1928 par l’artiste aux douanes américaines pour faire reconnaître à sa sculpture abstraite intitulée « Oiseau dans l’espace » le statut d’œuvre d’art, ndr). Le vingtième siècle foisonne d’artistes qui ont produit un travail totalement novateur ayant été intégré ensuite par le monde de l’art, que ce soit le carré blanc sur fond blanc de Malevitch, le readymade de Duchamp, la sculpture de Brancusi. Ce schéma n’est pas nécessairement un schéma de validation mais d’existence et demeure une constante dans l’histoire de l’art. Le dialogue, qu’il soit d’acceptation ou de refus, doit être instauré entre l’artiste, sa pratique et la société.

L’artiste, producteur de socialité, n’est donc plus assujetti à l’objet d’art.

Oui c’est juste et au-delà, il est important de poser la question de la collection, l’éducation, l’économie, ces deux derniers domaines étant deux axes fondamentaux.

« N’est-il pas fou qu’il n’existe pas d’échappatoire pour l’art autre que le marché ? »

Parlons d’abord d’économie. Les artistes doivent pouvoir gagner leur vie.

Oui, mais ce que l’on constate c’est que l’art est devenu objet de luxe quand la peinture sans intérêt d’un artiste chinois est vendue soixante millions d’euros ! L’artiste Gary Bigot, artiste belge résidant au Luxembourg, a été sélectionné dans les années 80 pour être le représentant de la Belgique à la Biennale d’art contemporain de Venise. En 83, il décide d’abandonner sa pratique. Il passe alors du statut de producteur à celui d’être au moment où plusieurs grandes galeries le sollicitaient. On lui prédisait alors sa disparition en tant qu’artiste à part entière. Il ne voulait plus se plier à un système qui n’est pas adapté à son travail. À partir de là, il a expliqué que son travail d’artiste allait consister à répertorier les thermo-hygrographes dans les musées à travers le monde, « ces machines chargés d’enregistrer la qualité ambiante comme le fait un artiste », disait-il. Il a donc pris en photo les machines et a créé des albums. Pour préserver son intégrité il a adopté les résolutions radicales suivantes : pas de production par moi-même, pas de promotion par moi-même, pas de profit pour moi-même, pas de propriété à titre personnel. Pour gagner sa vie il a préféré travailler en parallèle. 

La subvention publique à travers les fonds municipaux ou régionaux ne permet-elle pas la liberté de l’artiste ?

Pas vraiment. Persiste toujours la connivence entre la politique et l’économie. Imaginons par exemple que la galerie Gagosian fasse la demande d’un prêt d’une œuvre de tel artiste pour l’exposer à la Biennale de Venise et à la foire de Bâle. Le Frac accepterait et ferait ensuite la communication de son rôle dans la carrière de cet artiste propulsé au devant de la scène internationale. Le Frac en question monterait alors en gamme. La connivence n’est pas directe et frontale mais elle existe entre institutions privées et publiques. N’est-il pas fou qu’il n’existe pas d’échappatoire pour l’art autre que le marché ? Envisager l’idée d’une alternative économique au marché est ce à quoi nous nous attelons à FoméA.

Quelle action politique prôneriez-vous ?

Les institutions devraient adopter un positionnement éthique et non pas esthétique dans le but de réfréner l’emprise dévorante du marché sur l’art. À l’instar de ce que le pouvoir politique tente de faire avec les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) dans le but de réguler le totalitarisme numérique qui se profile, et aussi avec l’obsolescence programmée et l’intelligence artificielle, il pourrait essayer de réguler le marché. Par exemple, nous pourrions interdire la vente d’une œuvre d’un artiste vivant si son prix excédait les vingt millions d’euros. Je n’ai pas de formules en tête, mais il est évident que les institutions publiques ont un rôle à jouer dans la régulation du marché. Ajoutons que cette emprise ne fait que croître.

Vous proposez un changement de société.

Exactement. C’est un changement de paradigme qui dit que les limites de l’art sont plus larges que celles de l’œuvre d’art et c’est aussi un changement de société.

« L’art est inséparable de l’invention, une pratique artistique n’est pas une pratique de personnalisation. »

Un changement à l’œuvre dans l’éducation. Dans les écoles d’art aujourd’hui on forme les étudiants à devenir de bons techniciens et de futurs gestionnaires de leur œuvre. Que pense le directeur de l’École d’art que vous êtes ?

Un artiste quel que soit son travail doit pouvoir le gérer et avoir des connaissances d’économie et d’administration. L’artiste est l’entrepreneur de ses propres actions. Le problème, gravissime selon moi, est que l’on enseigne qu’un certain type d’art. Je cherche à créer un cours et plus tard un département sur l’invisuel pour l’élargir à d’autres écoles qui serait une sorte de laboratoire où l’on pourrait expérimenter toute pratique artistique. Il n’y a pas aujourd’hui dans les écoles d’art cet espace de liberté.

Ci-contre l'artiste Gary Bigot © Louis Gurita, 2017

Les étudiants peuvent expérimenter différentes formes d’art.

Je fais des workshops, je donne des conférences, je voyage dans le monde entier et je constate que ça n’existe pas. Qu’il n’existe pas d’espace pour des formes d’art sans œuvre.

Vous êtes diplômé de l’École nationale des beaux-arts de Paris. Pouvez-vous revenir sur votre travail qui n’a pas manqué de susciter la controverse ?

Un scandale énorme. Depuis, le passage devant jury est public. J’ai expliqué mon parcours au jury composé du directeur de l’école alors, Alfred Paquement et de grandes figures du monde de l’art. À sept ans, j’ai intégré une école primaire d’art, comme il en existait en Roumanie à l’époque et après je n’ai jamais cessé d’étudier l’art jusqu’à l’obtention du diplôme à Paris à l’âge de vingt-neuf ans. J’ai expérimenté la peinture, la performance, le happening, la taille de pierre, la vidéo, le son, l’installation, et au fur et à mesure que j’expérimentais ces pratiques, je réalisais que d’autres artistes les avaient expérimentées avant moi. J’ai produit des milliers d’œuvres mais en réalité je ne faisais que personnaliser le déjà fait et le déjà vu. Or l’art est inséparable de l’invention et une pratique artistique n’est pas une pratique de personnalisation. C’est ainsi que j’en suis venu à m’affranchir de l’œuvre d’art. Le jury n’a pas compris. Il voulait voir des objets. Je suis venu avec ma femme et le curé de la paroisse de saint Germain. J’avais déposé ma vie (2) comme œuvre d’art pour cinq ans, ce qui signifiait que tout ce qui faisait partie de ma vie entre 1998 et 2003 était susceptible d’être présenté comme une œuvre d’art. Nous nous sommes mariés (3) dans la cour des mûriers de l’école des beaux-arts. Si le jury avait accepté ce genre de travail ça aurait été formidable, mais ils m’ont dit que c’était n’importe quoi.

Vous avez pourtant été reçu.

Les membres de jury m’ont dit que je devais mon diplôme à Richard Deacon dont j’avais suivi les cours. L’école a été obligée de m’offrir un espace et un temps pour présenter mon diplôme. Il suffisait juste que je fasse accepter le contenu de mon propos. Si j’avais organisé ce mariage dans une galerie, l’impact aurait été beaucoup moins important. J’ai donc calculé mon coup et en même temps j’ai offert à mon épouse d’alors cette cour du mûrier, lieu paradisiaque, louée habituellement par les maisons de haute couture pour les défilés. Je voulais présenter quelque chose qui n’avait jamais été fait. J’en avais parlé à Alfred Paquement qui avait refusé. Il m’avait conseillé de me marier avant et de présenter une vidéo. Mais j’avais déjà fait de la vidéo. Il était important pour moi que je présente du temps réel de vie débarrassé du baroque artistique. 

L’art est-il d’après vous intrinsèquement subversif ?

L’art n’est pas subversif d’une manière volontaire. La subversion devrait être la conséquence inéluctable d’une pratique pertinente.

Comment définissez-vous votre travail ?

Les enjeux me dépassent. Je ne suis pas intéressé que par moi-même. Je souhaite faire avancer les idées, les pratiques, les mentalités. Je souhaite m’inscrire dans une économie de la connaissance. Je ne suis plus un artiste qui signe son œuvre parce qu’il n’y a plus d’œuvre. L’invisuel est à l’art ce que la physique quantique est à la physique.

Bien que vous ne signiez plus, il faut néanmoins pour pouvoir prétendre demeurer être un artiste que l’on vous considère comme tel, selon votre propre définition. Votre action en quête de reconnaissance n’est-elle pas une autre forme de signature ?

Ce qu’on appelle la signature dans l’art est rattachée à un objet. Il est de notoriété que la Biennale de Paris représente un travail artistique dont je suis à l’origine et que je mets en partage. Le système de l’art est un langage. C’est le système qui fait l’art et en m’affranchissant de l’œuvre, j’aborde la question du décideur qui dit ce qu’est et ce que n’est pas l’art.

En 1990, Philippe Thomas (Feux pâles, CAPC de Bordeaux) produisait des pièces qui se voyaient signées par les acheteurs.

Il a été en effet l’un des précurseurs de ces pratiques émergentes d’une esthétique et donc d’une économie relationnelle.

Dans Esthétique relationnelle Nicolas Bourriaud * écrit : « Qu’est-ce que produit l’art ? Des relations entre les gens et le monde, à travers des objets esthétiques, qu’il produit en premier lieu. » Vous êtes-vous inspirés de ses réflexions ?

Il m’apprécie et demeure impliqué dans l’invisuel. Il pense qu’il a réglé le problème de l’art invisuel en ayant mené une réflexion très intéressante sur certains artistes, mais ces derniers ont fini par produire des œuvres d’art. Il est beaucoup plus intelligent que les artistes qu’il défend. C’est une nouvelle pensée sur du déjà vu.

Qu’est-ce qui fait œuvre chez vous aujourd’hui ?

Je travaille à modifier l’idée de l’art établi en ayant recours à des stratégies pour valoriser des pratiques qui se dispensent des objets ou des œuvres d’art. L’art est dans la pratique. Il ne peut y avoir invention de l’art sans concept au préalable.

(1) Biennale de Paris : http://www.biennaledeparis.org/1961-2/?lang=en

(2) À Protecrea, service sécurisé de dépôt, d'assurance et de certification en ligne des œuvres de créations.

(3) Parmi les témoins, Ghislain Mollet-Viéville. L’Appartement a été exposé au Mamco à son ouverture en 1994. Il présente l’intérieur du collectionneur parisien. Depuis le musée en a fait l’acquisition.

Né en 1969 à Brasov en Roumanie, Alexandre Gurita est organisateur du forum mondial des économies de l’art (FoméA), directeur de la Biennale de Paris et de l’École nationale d’art de Paris (ENDA).

* Auteur en 1998 de Esthétique relationnelle, éditions Les Presses du réel. Cofondateur du nouveau Palais de Tokyo à Paris en 2000. Actuel directeur de La Panacée et de l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier.

À paraître en septembre L’esthétique de l’art invisuel de Corina Mila, chercheuse en littérature et en art, associée à la Biennale de Paris.