En Terres Andalouses, Isabelle Ardevol

Isabelle Ardevol

par L'Art à Genève
19 novembre 2020

« Le temps est un outil, un outil d’appréhension, de compréhension, d’assimilation. Il faut du temps pour guérir ses blessures, du temps pour comprendre, du temps pour apprendre, du temps pour mûrir ».

Sculpteure à Lausanne et Mézières. L'artiste Isabelle Ardevol possède deux ateliers l’un à Lausanne où Isabelle Ardevol enseigne et l’autre à Mézières, son "antre, l’espace d’intimité" dans lequel elle crée.

Présentez-vous en quelques mots.

Femme, sculpteure, j’ai beaucoup voyagé et longtemps vécu à Paris et à Barcelone. Pourtant je m’y suis toujours sentie étrangère. Je suis de retour en Suisse depuis 2009 et me dédie entièrement à la sculpture. 

Comment en êtes-vous venue à la sculpture ?

La sculpture a été pour moi comme une évidence. J’ai commencé par l’architecture, et je ne renie pas du tout cette période très formatrice, mais la sculpture est pour moi comme un chemin de vie. A travers l’une, j’essaie de comprendre l’autre. C’est comme un autre langage qui me permet d’exprimer ce que je ne saurais exprimer autrement.

Quelles sont les matières que vous préférez ?

Ma matière de prédilection est le marbre. Il y a comme une affinité entre nous. Mais le respect du matériau est une notion importante pour moi. Pour chaque projet il y a le matériau adéquat, et le matériau adéquat, ce n’est pas toujours le marbre. C’est pourquoi, même si j’y reviens toujours, je travaille aussi l’argile, les résines, etc.

En Terres Andalouses, Isabelle Ardevol

Comment sculptez-vous ? Partez-vous d’un dessin ou vous laissez-vous porter par le hasard ? Expliquez-nous votre processus créatif.

Souvent je dis que je rêve mes sculptures, mais ce n’est pas tout à fait exact. Le temps de la sculpture sur pierre est lent. Tout d’abord, j’ai besoin d’apprivoiser chaque bloc, c’est pourquoi quand je suis en train de travailler sur une pièce, sur d’autres sellettes il y a des blocs et des plaques brutes qui attendent. Ils seront mes prochaines sculptures, mais avant de commencer à les travailler j’ai besoin de temps pour apprendre à les connaître, tourner autour, les regarder, chercher les veines, les faiblesses, pour les humer presque. Et pendant que je suis en train de travailler sur la pièce d’aujourd’hui, je suis en train d’appréhender la suivante. Pour aboutir à un beau poli sur un marbre, c’est long, on pourrait presque dire que c’est fastidieux, mais c’est aussi un temps important car le poli révèlera la pierre. Et ces longues heures de polissage, sont mes heures les plus créatrices car c’est à ce moment que je peux laisser mon esprit s’évader et rêver, construire dans ma tête la prochaine sculpture, la faire tourner dans mon esprit afin d’en voir toutes les facettes, et puis revenir à l’instant présent, m’approcher de ma prochaine pierre et commencer le dialogue avec elle. J’appelle cela un dialogue car si mon « rêve » est très précis, il sera d’autant plus beau qu’il sera en accord avec la pierre d’où il sortira. Je cherche à ce que le rêve sublime la pierre et que la pierre à son tour sublime le rêve et non à imposer mon rêve à une quelconque pierre.

Sang noir sous Peau blanche, Isabelle Ardevol

Dans votre profil, vous parlez de temps, d’espace d’absolu, d’équilibre, de déséquilibre et d’Art. Définissez ces concepts à vos yeux.

Pour moi le temps est un outil, un outil d’appréhension, de compréhension, d’assimilation. Il faut du temps pour guérir ses blessures, du temps pour comprendre, du temps pour apprendre, du temps pour mûrir. 

On a tous dans nos vies des moments où, tout d’un coup le temps semble comme figé, suspendu, où tout le reste, à part l’instant présent, semble aboli, oublié. Voilà ce que j’appelle des espaces d’absolu. Ce sont souvent des instants de rencontre, des instants précieux. Quand je vois quelqu’un commencer à tourner autour de l’une de mes sculptures, qu’une relation, une émotion semble se créer entre eux, et que cette personne semble oublier le monde autour d’elle et que, pendant un instant, il n’existe plus rien que cette rencontre Quand cela arrive, je sais que j’ai réussi à atteindre ce que je cherchais, atteindre ce quelque chose d’intangible qui nous rassemble et fait de nous des êtres humains 

Après qu’est-ce que l’Art, beaucoup auront des définitions personnelles, mais pour moi c’est justement cela, c’est atteindre ce quelque chose d’incompréhensible qui fait de nous des êtres humains. Beau, laid, bien ou mal, à la mode ou pas, ce n’est pas grave, mais il faut que l’émotion affleure

Vous écrivez que votre sculpture est un compromis. Un compromis entre quoi et quoi ?

A mon sens ma sculpture est un compromis entre l’abstrait et le figuratif, entre la tradition et la modernité, entre un presque académisme du réalisme et la modernité de l’émotion… mais en y réfléchissant mieux, je crois que plus que d’un compromis, ma sculpture parle avant tout de dualité. Car pour moi, la dualité est l’une des caractéristiques de l’être humain, le beau parfait comme le mal absolu n’existent pas, le noir sans le blanc ne serait rien, le rire sans les larmes n’aurait aucune valeur, et je suis à la recherche d’un équilibre entre toutes ces notions, un équilibre fragile, bien sûr, mais un équilibre vital. 

Quelle est la résonnance de votre travail avec l’actualité ? 

Le Covid a été pour moi comme un catalyseur, comme un électrochoc. Pour oublier la solitude, pour oublier la peur, j’ai plongé dans la sculpture. Bien sûr j’ai toujours sculpté, mais il y avait toujours en leitmotiv le traintrain de l’habitude, il faut gagner sa vie, vivre en société, faire tout ce qu’il « faut faire ». Et puis, avec ce satané virus, j’avais 2 options, rester chez moi, seule, et ça, ça me semblait dangereux pour ma santé émotionnelle, ou descendre à l’atelier, oublier tout le reste et plonger, oser ce qui mûrissait depuis longtemps : briser le marbre pour le sublimer. Depuis longtemps une thématique me turlupinait : comment mettre en scène les limites de nos systèmes intérieurs, comment mettre en scène l’impact de l’être humain sur la planète et le mal-être de notre société. Car ce virus, et surtout le confinement, nous a montré à chacun les limites de nos systèmes personnels, ce sans quoi il était facile de vivre (pas fait de shopping pendant des mois, et alors !) et ce sans quoi il était impossible de vivre vraiment (pas serré dans mes bras un autre être humain pendant des mois, quel manque !). Il nous a aussi montré combien la nature avait besoin de reprendre ses droits quand nous les humains levions le pied (vous souvenez-vous de combien les oiseaux chantaient fort ? combien les étoiles étaient brillantes ?). 

En Terres Confinées, Isabelle Ardevol

Pour exprimer cela, j’avais besoin d’un concept: En mettant face à face, ou plutôt en imbriquant, des marbres brisés (destructurés suivant la façon dont se fissure la terre du fait de la sécheresse) avec des émotions humaines, j’exprime ce mal-être de notre société. Ne vous inquiétez pas, je ne brise pas de belles plaques de marbre, j’utilise ce qu’on appelle des chutes, que j’achète chez des marbriers de la région. Ces chutes n’ont plus vraiment de raison d’être, ce sont des restes, elles partiront un jour à la benne. Pourtant, elles sont si belles ! En les brisant, en les sublimant, je leur donne du sens et je remets aussi en question notre société de surconsommation. Sans notre planète, ne l’oublions pas, nous les humains n’existons pas !

Pratique : Fondation WRP – 12 rue François Bonivard – Genève

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