Adel Abdessemed, Shams, 2013, Adagp, Paris, 2018

Adel Abdessemed, Des formes à défendre

Par Fabien Franco
26 avril 2018

Au Mac Lyon, Adel Abdessemed expose des formes hétérogènes à l’esthétique engagée. Une expérience en lien avec un monde radicalisé.

L’exposition a commencé à faire parler d’elle sur les réseaux sociaux. La vidéo, Printemps, mettant en scène des coqs prenant feu a ému les associations de défense de la cause animale. Il n’aura fallu que le tweet d’un visiteur devenu viral pour que les esprits s’échauffent. Malgré l’effet spécial employé visant justement à dénoncer les violences faites aux animaux, l’artiste a décidé de retirer l’œuvre. Le travail d’Adel Abdessemed est traversé par la violence qu’il dénonce, pour autant la puissance des réseaux aura eu raison du film. Fort heureusement, cette autocensure que l’on peut déplorer ne diminue en rien la pertinence d’un parcours émaillé d’œuvres jamais montrées en France. Installations, sculptures et vidéos ont été inspirées par l’histoire de l’art, la littérature, l’actualité, la vie personnelle de l’artiste. Chez Abdessemed l’art est une expérience, une relation au monde, à soi et à l’Autre. Il est « l’antidote », de l’intitulé de l’exposition, à la violence justement. Il parvient à en révéler les ressorts avec nuances, tout en réussissant à toucher le plus grand nombre, non pas comme les réseaux sociaux qui font du nombre une arme à réaction massive dans lequel le sens et l’individu se perdent sur l’autel de la bienséance et du moralisme, mais en interpellant le regard. L’antidote c’est le nom du bar lyonnais où Adel Abdessemed, alors étudiant à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon a rencontré Julie, sa future femme, « figure centrale de son œuvre et de sa vie ». Abdessemed s’oppose à la brutalité du monde dont il est un témoin attentif. La violence y est montrée pour être dépassée. Est-il encore possible de pouvoir la désigner sans risquer de se voir fustiger par une avalanche de messages aveuglés par la « bonne conscience » ? L’art ne cessera de montrer, de produire des rapports au monde, de créer des liens et des relations, n’en déplaise à ceux qui voudraient ne pas voir, ne pas entendre, ne pas écouter. La censure a révélé un temps radicalisé et un débat réduit à sa plus simple expression. Une censure morale que le plasticien a connue de près.

Né à Constantine en 1971, il a vécu ces années de sang durant lesquelles l’Algérie vivait au rythme des enlèvements et des attentats terroristes. En 1994, il est étudiant aux beaux-arts d’Alger quand le directeur de l’école et son fils sont assassinés par les islamistes. Cet événement le conduit à s’installer en France. Comment faire face, donner du sens, vivre debout et non dans l’attente d’un lendemain meilleur comme la jeunesse désœuvrée du pays natal ? « L’art était la seule porte de sortie. […] Je n’ai pas choisi l’art, c’est l’art qui m’a choisi. » Alors cette violence il a fallu la dépasser et c’est cette démarche ancrée dans la réalité que l’artiste a suivi avec une vitalité éloquente. N’hésitant pas à défier les tabous, Adel Abdessemed a ainsi produit des œuvres marquantes. Le monde est cru et il n’est pas question de détourner le regard. Il n’a jamais craint de provoquer. Il est avant tout un producteur d’images. Ces dernières s’inscrivent dans une trajectoire qui ne cesse d’explorer, interrogeant l’intime et l’universel. En 2000, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Oui, une étoile en résine de cannabis, et sa vidéo du Joueur de flûte, en fait l’imam de la mosquée de Lyon jouant nu, participent d’un même mouvement. Son squelette suspendu, Habibi, ma chérie en arabe, sa femme ayant servi de modèle, hante sur dix-sept mètres la salle d’exposition du Mamco en 2004. Sa vanité en impose autant qu’elle interroge. En 2006, un autre squelette, celui-ci en verre de Murano et à taille humaine, affublé de cheveux naturels renvoie à la fragilité de l’existence et à l’inéluctable. Cette année-là le plasticien est devant sa télé quand Zidane donne un coup de tête à Materazzi lors de la finale de la Coupe du monde de football. De cette violence filmée en direct, Adel Abdessemed tire une nouvelle œuvre monumentale en bronze de quatre mètres de hauteur. En 2012 l’espace devant le parvis du centre Beaubourg à Paris est soudain « poignardé », pour reprendre le mot de l’artiste (1), par l’agression transfigurée. En 2008, Telle mère, tel fils, (Drawing for human park, exposition personnelle) au Magasin, centre d’art contemporain de Grenoble, tresse trois avions, évoquant la tresse de sa mère et sa relation avec elle. A la Biennale de Venise 2015, ce sont des couteaux plantés dans le sol (East of Eden) qui traversent l’espace d’exposition et le regard des visiteurs. Cette tension palpable dans nombre d’installations distingue le travail d’Adel Abdessemed. Son engagement est foncièrement esthétique. L’exposition Jalousies à Vence en 2015 est à ce titre évocatrice. « Avec l’art, on peut tout faire » dit-il alors. Il y expose entre autres son christ fabriqué à partir de fils de fer barbelé, et aussi deux sculptures en ivoire créées à partir de deux photos emblématiques du XXe siècle, celle de Kim Phuc, la petite vietnamienne brûlée au napalm courant nue datée de juin 1972, et celle de l’enfant juif les mains en l’air prise dans le ghetto de Varsovie en 1943. Dans le même espace d’exposition, avec le dessin de la barque chargée de sacs de plastique noir matérialisant l’espoir des migrants fuyant la guerre et trouvant la mort dans la Méditerranée, il se fait le témoin de la folie des hommes. Ses sculptures monumentales, ses vidéos, ses dessins décrivent la politique, la religion, l’actualité, et aussi, l’amour, l’intime, le personnel. C’est cette capacité à signifier, sans discours théoriques mais avec la seule force de la présence au monde que l’œuvre du plasticien est à appréhender.

« L’Antidote » se déroule ainsi sur deux étages du musée d’art contemporain de la ville de Lyon. D’emblée la variété des matières et des formes interrogent. Sculpture en marbre, maquette d’architecture, installation monumentale en argile, il s’agit bien de l’œuvre d’un unique artiste. Les émotions, les questions posées tout comme les références au monde de l’art sont nombreuses. Is beautiful rappelle les Trois Grâces de Canova, maître du néoclassique, œuvre exposée au musée des Beaux-Arts de Lyon. La sculpture en marbre reproduit l’image de la photo ressortie des archives en 2013 montrant une Angela Merkel alors adhérente au mouvement de jeunesse populaire en compagnie de deux amies pratiquant le naturisme. Se mêlent le politique et l’intime, les sphères privé et publique, c’est aussi la question du pouvoir incarné que pose cette œuvre visuellement douce, harmonieuse, renvoyant à une époque qu’on imagine insouciante, fraternelle. Au troisième étage du musée, Shams, le soleil en arabe, immerge le visiteur dans une vision apocalyptique inspirée par le Dante et Virgile aux enfers (1822) de Delacroix. Cette nouvelle version monumentale a été présentée pour la première fois au Mathaf à Doha en 2013. Réalisée en argile crue, donc vouée à disparaître, elle est une mise en scène du travail forcé. On la traverse, cerné par des travailleurs entourés d’hommes armés. Mineurs, chercheurs d’or, ouvriers, ou soldats des tranchées, ces silhouettes d’argile partagent leurs souffrances, le poids de l’injustice, la misère, l’exploitation, la domination dans une promiscuité troublante. Nous redeviendrons poussières comme toute chose sur Terre, murmurent-ils, renvoyant aux textes biblique et coranique. Du marbre blanc à l’argile brune, de la dureté douce à la rugosité pulvérulente, les contrastes de l’exposition saisissent. L’impression est que L’Antidote marque une volonté de réduire les effets chaotiques et destructeurs d’une humanité paradoxale traversée par de multiples tensions. Les représentations d’Abdessemed permettent l’espoir, contrairement aux images puritaines ou dévoyées qui taisent la réalité.

Il n’est donc pas anodin de pouvoir contempler en laissant aller son imagination les œuvres Aïcha et L’antidote. La première reproduit à l’échelle d’une maquette d’enfant le Pont-Tournant, café-hôtel-restaurant parisien situé non loin du domicile du plasticien. Rebaptisé Aïcha du nom de la propriétaire il est ce lieu convivial où l’on peut se retrouver quelles que soient ses origines sociales et culturelles, lieu artistique par excellence où peuvent naître parfois de nouvelles formes de socialité, des liens tissés entre les êtres par l’art et son mouvement. La deuxième œuvre participe de ce même élan créatif qui redonne vie à un passé révolu, dans ce cas, le bar lyonnais de l’étudiant Abdessemed, L’antidote est reproduit à l’échelle ½. Le mobilier est suspendu en l’air sous l’effet d’une soufflerie. Cette mémoire qui nous échappe et nous constitue ne pouvait se situer ailleurs que dans ce territoire suspendu, c’est-à-dire dans une dimension à l’équilibre ténu, à la matérialité délivrée de l’attraction, dans un entre-deux fantasque, soumis au souffle du créateur qui façonne la vie et ses souvenirs comme d’autres travaillent la glaise. Ces deux œuvres semblables dans leur intention et formellement complémentaires rendent compte, s’il fallait s’en persuader, qu’Abdel Abdessemed n’est pas cet artiste agressif qui n’hésiterait pas à torturer les animaux que certains ont voulu décrier non sans messages nauséabonds aux relents xénophobes et racistes. Au contraire, à l’instar de celle de nombre d’artistes contemporains, sa production invite à se penser et à se définir. Sans diviser et avec cette vitalité qui la distingue.

(1) https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cMdpA4x/razRg7b

 

« L’antidote » au Mac Lyon

Jusqu’au 8 juillet 2018

Du mercredi au dimanche de 11h à 18h.

www.mac-lyon.com

 

À Lyon, au Grand-Hornu et à Bruxelles

Pas moins de trois expositions sont consacrées à Adel Abdessemed ce printemps. Outre celle au Mac Lyon, l'exposition Otchi Tchiornie (Les yeux noirs, chanson majeure du répertoire des Chœurs de l’Armée rouge) au Grand-Hornu (Belgique) a été conçue comme un manifeste. Il est « un cheminement au travers de notre époque, où chacun peut, avec l’artiste, danser avec insolence sur les braises de notre monde et élaborer à sa propre manière un nouveau rapport à l’intensité du temps présent. » Elle est à voir jusqu’au 3 juin 2018. La troisième exposition, la plus radicale, met en scène un épisode traumatique du colonialisme belge en Afrique, quand la justice du Congo belge tranchait les mains des condamnés noirs. « Le chagrin des Belges » se tient à la galerie Dvir Brussels jusqu’au 14 avril 2018.

 

À lire

Les Sans Arche d'Adel Abdessemed par Hélène Cixous

Titulaire d'un séminaire au Collège international de philosophie depuis 1983, Hélène Cixous s'intéresse depuis plusieurs années à l'œuvre d'Adel Abdessemed. Elle a choisi pour accompagner son texte une cinquantaine de dessins et de sculptures monumentales. Gallimard, collection « Arts et artistes », mars 2018.