La 58ème Biennale de Venise

par Dobrosława Nowak
19 septembre 2019

LA 58ème Biennale de Venise vue par Dobrosława Nowak, artiste, curatrice.

Charles and Ray Eames :

Le film tourné par Charles and Ray Eames “Powers of Ten” (“Puissances de Dix”) (1977) présente en plongée deux individus couchés sur une couverture dans un parc. 

La caméra s'éloigne progressivement (chaque cadre - serré 1.1, carré - montre une focale dix fois plus grande que la précédente), révélant ainsi une infime partie de l'univers : deux hommes se prélassant sur l’herbe. Et le reste du monde ? 

https://www.eamesoffice.com/the-work/powers-of-ten/

Ce court métrage datant du siècle dernier est important dans le contexte des énormes changements moraux que la Biennale de Venise 2019 exploite. 

Alors que les précédentes éditions de la Biennale étaient plutôt centrées sur des questions humanistes et individualistes, cette année, elle semble donner un aperçu beaucoup plus général (point de vue éloigné) du temps auquel nous appartenons. Effectivement, la déclaration du curateur souligne une

approche générale de la fabrication de l'art et une vision de la fonction sociale de l'art qui embrasse à la fois le plaisir et la pensée critique

Lituanie, Sun & Sea (Marina) :

La Lituanie chante "Sun & Sea (Marina)" a été conçu par un trio : Lina Lapelyte, artiste compositrice, Vaiva Grainyte, écrivaine et Rugile Barzdziukaite, cinéaste réalisatrice sous la direction de Lucia Pietroiusti. 

La performance est un opéra contemporain. Ce n’est pas par hasard que ce point de vue très aérien a remporté le Lion d’Or du Meilleur Pavillon des participations nationales. En effet, le groupe créatif a reconstitué une plage publique très peuplée que nous pouvons admirer d’au-dessus.

"Sun & Sea (Marina)" réunit une vingtaine de participants et de chanteurs ; la performance se poursuit au fil des jours. La plage est construite à l’intérieur d’un ancien bâtiment de la marine près de l’Arsenal ; du sable fin, des serviettes, des pots de crème solaire et des maillots de bain lumineux.

Il est significatif de ressentir de nos jours un besoin intense de voir la "grande image". Ce même besoin est ici incarné de façon très illustrative.

  https://www.archipanic.com/lithuanian-pavilion-venice-2019/

Sous le soleil, tous les âges se confondent, les différents milieux sociaux se côtoient. Tour à tour, chacun dévoile en chantant un fragment de son intimité, de son quotidien. Ces passages racontés de la vie sont souvent des préoccupations mineures comme la peur d'être brûlé, l'organisation d'un jour férié. Petit à petit, l'histoire devient chorale et révèle une crainte générale et profonde quant à l’avenir de la planète terre.

Video: https://vimeo.com/348919731

Un effet musical similaire (unisono) avait été utilisé par l'artiste Julian Rosefeldt alors qu’il présentait son oeuvre "Manifesto", en 2015, avec Cate Blanchett. Le personnage principal dans ses nombreuses représentations (13 personnages différents interprétés) combine toutes ces voix en une seule.

https://www.b3biennale.de/Julian-Rosefeldt.html

En abordant l’œuvre strictement visuellement, en mettant la matière au centre, la plage, force est de constater que cette matière a souvent été une source d’inspiration pour beaucoup d’artistes. Les photographes comme Nan Goldin par exemple, ou Martin Parr évidemment flirtaient très souvent avec la plage (pour n'en nommer que quelques-uns sur des milliers d’artistes qui ont cédé à cette tentation).

Nan Goldin, “C.Z. and Max on the Beach, Truro, Massachusetts”, 1976

Les Giardini et l’Arsenale qui sont des deux parties principales de la Biennale présentent une exposition collective organisée par Ralph Rugoff  "May You Live In Interesting Times" ("Puissiez-vous vivre une époque intéressante") - cacophonie insupportable du contemporain. 

Ici, la tendance de ces pavillons vise à dénoncer le danger réel que court la terre, à affirmer que l’existence ne peut plus espérer l’infini et enfin, qu’il faut cesser de se considérer comme des individus, qu’il vaut mieux se considérer comme partie responsable d’une communauté plus large. Ces pensées sont non seulement appuyées par la performance lituanienne, mais aussi par la gagnante de la deuxième place, Laure Prouvost. 

Si les Lituaniens ont déjà résumé le besoin de voir la situation d'en haut (symbolique psychologique prise de contrôle ?). Cette dystopie est omniprésente au sein de la Biennale : guerres, drame humain des réfugiés, manque de ressources naturelles, morts d'animaux, feux de forêts, anxiété, ordures et insécurités contemporaines. C'est une sorte de nostalgie pré-apocalyptique et prématurée si l'on en croit les prédictions des scientifiques sur la fin du monde en 2050. Cet autre feeling (approche) a été exprimé par la jeune française Laure Prouvost à travers son installation vidéo intitulé "Deep See Blue Surrounding You / Vois Ce Bleu Profond Te Fondre".  Durant un entretien l'auteur résume son oeuvre avec ces mots "Le voyage est l'arrivée".

https://www.youtube.com/watch?v=j_xMR8Xlbsk

En considérant l'importance de la Biennale de Venise dans le monde de l'art, les styles ainsi que les thèmes des œuvres des lauréats proposés, on peut dire qu’elle est une leçon précieuse sur la direction que prend actuellement l’art international. Il est évident que Ralph Rugoff a fait un excellent travail en mettant en lumière les tendances distinctives appartenant à la quantité de sujets défendus aujourd’hui. De plus, le directeur artistique a doublé la performance des artistes en présentant les œuvres des mêmes auteurs au sein des Giardini et à l’Arsenale. Cela a pour effet de mettre en avant la pensée générale.

https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-10-artists-talking-long-venice-biennale

Pavillon brésilien :

Il est également très intéressant de constater la diversité des réponses apportées à la crise qui s’aggrave. L’un des exemples probants est sans doute le discours du pavillon du Brésil. 

Bárbara Wagner et Benjamin de Burca participent à la première mondiale de “Swinguerra”, une installation vidéo à deux chaînes, présentant le film réalisé spécifiquement par les deux artistes pour la Biennale, aux côtés d'une série de portraits des figurants. Le titre du projet est un néologisme. Il fait référence à “swingueira”, une danse devenue un phénomène culturel dans la ville de Recife. La danse est un instrument d’activisme social dans le pavillon du Brésil. Le film explore implicitement les questions de race, de classe et de genre à travers la réalité de trois groupes de danse qui en font partie. Les artistes présentent ici une plate-forme consacrée aux groupes marginalisés. Ce pavillon à l’atmosphère joyeuse a rassemblé des foules. Peut-être est-il ce dont nous avons le plus besoin maintenant ? 

Pavillon suisse :

Le pavillon national suisse met également un point d’honneur à la danse en proposant une installation vidéo intitulée "Moving Backwards" de Pauline Boudry et Renate Lorenz. Le projet explore les pratiques de résistance à la danse contemporaine.

https://www.artbooms.com/blog/padiglione-svizzera-moving-backwards-pauline-boundry-renate-lorenz-biennale-venezia-arte-2019

Les deux artistes suisses créent souvent des œuvres intégrant différents supports tels que la musique, le film ou encore la photographie. Le duo examine des thèmes liés au genre et aux problèmes sociaux. Elles appréhendent la caméra comme un instrument de pouvoir mais aussi de plaisir. 

Pauline Boudry et Renate Lorenz se disent intéressées par 

des moments d'utopie illisibles ou non représentés.

"Moving Backwards" joue avec la notion de direction, expérimente des mouvements de danse en arrière et crée ainsi une expérience qui désoriente le public. Ici, les sens sont défiés. 

Vous pourriez perdre complètement l'idée de la direction de l'espace et du temps 

ajoute Renate Lorenz.

Le travail reflète la situation politique actuelle, caractérisée par une attitude de fermeture vis-à-vis des autres (recul). De la même manière que "Swinguerra", le projet examine les mouvements de résistance, tels que les techniques de guérilla, la chorégraphie postmoderne, la danse urbaine, ainsi que les éléments de la culture underground queer. Les mouvements arrière visent à symboliser des outils d’action alternatifs contre les tendances politiques. 

Charlotte Laubard, la curatrice, a confirmé que, bien qu'il soit toujours très difficile de choisir le bon artiste pour la Biennale, pour 2019,  elle s’est principalement concentrée sur ce qui est significatif aujourd’hui, sur ce qui nous entoure.  

Video: https://vimeo.com/339145111

Ce n'est toutefois pas la fin des travaux de signification sociale comme le démontre le bateau de l'artiste suisse-islandais Christoph Büchel "Barca Nostra" (2018).

https://www.elledecor.com/it/viaggi/a27427773/biennale-venezia-2019-barca-nostra-cristoph-buchel/

Le bateau est l'épave de la barge coulée le 18 avril 2015 dans la Manche sicilienne. C’est le naufrage le plus meurtrier que la Méditerranée ait connu ces dernières décennies. Il y a eu 28 survivants et entre 700 et 1100 disparus.

Au moment de la catastrophe, l'Union européenne mettait alors en place l'opération de contrôle aux frontières Triton ; elle autorisait les unités navales participantes à acoster en toute sécurité sur le territoire italien uniquement si la manoeuvre était menée dans un rayon de 30 milles des côtes européennes (48 km). 

Placer un monument à cet événement est un geste artistique très important, mais aussi très controversé. D’une part, parce que la péniche est indescriptible ; de nombreux visiteurs sont heureux de pouvoir prendre une photo avec elle. D’autre part, parce que ce lieu symbolise la mort. Cette ambivalence pose de nombreuses questions d’ordre éthique.

Thailande, Inde, Mexique : 

Apichatpong Weerasethakul (Thailand), Gauri Gill (India) et Teresa Margolles (Mexico) ont présenté d'autres œuvres dans le domaine de l'art socialement engagé, mais la question présentée sous une forme directe n'est pas du domaine de la biennale de cette année. Au contraire, dans sa tranche nuancée et mélancolique.

La Biennale 2019 expose 90 participations nationales. 

Pour la première fois, des pavillons comme celui du Madagascar, du Ghana ou du Pakistan sont représentés. Il y a toutefois quelques mauvaises surprises, comme le pavillon central du Venezuela, vide au début de l'événement.

https://www.youtube.com/watch?v=rXUSWZL1OMU

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/19/par-petites-touches-ou-de-maniere-affirmee-l-afrique-s-est-fait-une-place-a-la-biennale-de-venise_5464266_3212.html

Je dois admettre que la Biennale de cette année, bien qu'intéressante comme d'habitude, n’a d’égal que notre époque. Il y a une certaine fadeur, un éparpillement, trop de tout. Comme si la Biennale se réveillait d'une léthargie apocalyptique. Finalement, elle essaie de prouver quelque chose, mais ne sait pas quoi. 

Nous sommes brisés face à une percée, tout comme l’est notre art. En attendant, il y a le rêve, l’espoir et l’entraide. Nous attendons, nous attendons ...

https://www.labiennale.org/en/art/2019/artists

 

Pratique : L'événement se déroule du 11 mai au 24 novembre 2019. 79 artistes et collectifs participent à l'événement dans les espaces des Giardini et de l’Arsenale sous la houlette du directeur de la galerie londonienne Hayward, Ralph Rugoff.

 

Texte de Dobrosława Nowak : Artiste, curatrice et chercheur. Née en Pologne, Dobrosława Nowak vit et travaille à Milan. Diplômée en photographie et en art de l'enregistrement à l'Université d'art de Poznan (Pologne) en 2013. Diplômée en psychologie de l'Université de Adam Mickiewicz à Poznan en 2015. En 2018, elle a suivi en Italie, le cours "Dernières tendances en arts visuels" à l'Académie des Beaux-Arts de Brera, Milan. Elle écrit des articles et des critiques sur l'art pour divers magazines en anglais, en italien, en polonais et en français.