Charlotte Laubard © Keystone/Gaëtan Bally

Charlotte Laubard, « La fonction transformatrice de l’art »

par Fabien Franco
3 septembre 2018

Que ce soit à la HEAD ou pour la prochaine Biennale de Venise, Charlotte Laubard ne perd jamais de vue le rôle de l'art dans la société.

À la Biennale de Venise « la critique est permise »

Comment avez-vous été choisie pour assurer le commissariat du pavillon suisse à la prochaine Biennale d’art contemporain de Venise ?

Cela a été une vraie surprise, j’ai été nommée par un comité d’experts indépendants nommé par Pro Helvetia. Philippe Bischof, le directeur de la fondation, m’a téléphoné pour m’annoncer la nouvelle. J’ai eu un grand éclat de rire tant je ne m’y attendais pas. C’est bien sûr un grand honneur. J’ai souhaité savoir la liberté qui m’était impartie. J’ai toute latitude à partir du moment où il n’y a pas d’attaque ad personam. La critique est donc permise.

Vous avez choisi le duo d’artistes formé par Pauline Boudry et Renate Lorenz. Quelles ont été vos motivations ?

Pauline qui est originaire du canton de Vaud et a étudié à Genève travaille avec Renate Lorenz depuis une dizaine d’années à Berlin. Elles interrogent la notion de genre et les catégorisations qui en découlent  Ce sont des problématiques qui me semblent importantes de présenter dans le cadre d’une exposition de cette ampleur. Dans leur travail le plus récent, elles élargissent ces questionnements à tout ce que nous définissons comme « autre » - les autres humains, les autres espèces, les éléments naturels, les objets. Leur projet proposera aux spectateurs une expérience qui ne permette pas d’emblée de réponses évidentes, et offrira un parcours immersif qui puisse interpeller. Si l’exposition peut aboutir à faire évoluer les mentalités alors ce sera une reconnaissance du travail fourni. Environ 600 000 visiteurs sont attendus pendant les sept mois que dure la Biennale à partir de mai 2019. 

Comment s’organise une telle exposition ?

Le projet se construit sur la base d’un dialogue. J’ai un regard distant par rapport à leur trajectoire d’artistes ce qui me permet d’apporter un regard critique constructif. De nombreux paramètres sont ensuite à prendre en compte, financiers, techniques, administratifs. Une exposition immersive dans un édifice classé au patrimoine exige par exemple des ajustements. 

 

HEAD : « Une diversité de projets incroyables »

Vous êtes responsable du département des arts visuels à la Haute école d’art et de design (HEAD) à Genève. Comment définissez-vous votre projet pédagogique ?

La vision de Jean-Pierre Greff, le directeur de la HEAD, est de prodiguer un enseignement qui laisse le plus de place à la créativité et à l’autonomie. Il appartient à l’étudiant de dessiner progressivement son parcours pédagogique. Le corps enseignant est présent pour « arroser la plante ». L’enseignement y est très ouvert, la volonté étant d’éviter toute académisation rampante, tout formatage qui produirait des clones. Nous sommes en outre très attentifs aux évolutions du champ artistique pour pouvoir demeurer au plus près de son actualité. Par exemple nous menons une réflexion autour de la réalité virtuelle et de son potentiel pour les pratiques artistiques. 

Comment se traduit cet enseignement au sein du département des arts visuels ?

Depuis mon arrivée il y a un an à la tête du département, j’ai souhaité qu’on dispense par exemple moins de cours ex cathedra. La transmission des savoirs à l’ère digitale requiert de nouvelles méthodes d’enseignement. Des séminaires qui réunissent de petits groupes sont organisés, favorisant les discussions et la réflexion collective. Le département compte plus de 330 étudiants, une cinquantaine de professeurs et les invités. La plupart sont des artistes et des théoriciens qui viennent enseigner quelques heures ponctuellement, tandis que d’autres assument une mission d’accompagnement des étudiants plus régulière. Nous nous attachons aussi à multiplier les collaborations avec le milieu de l’art et chaque année une trentaine de projets voit le jour. Cette mise en situation de travail réel est une vraie spécificité de la HEAD.

Vous êtes en charge de la programmation artistique de l’espace d’exposition de la HEAD, LiveInYourHead. 

La programmation rassemble les travaux des étudiants sous la houlette des professeurs. Ce sont bien souvent des projets conçus entièrement de manière collective. On peut aussi y monter des projets proposés par d’anciens étudiants et quelques invités. L’idée étant de profiter de cet espace pour mener des projets expérimentaux libérés de toute contrainte de fréquentation. La diversité des projets qui y sont menés est incroyable. 

Charlotte Laubard © Keystone/Gaëtan Bally

À ce poste, qu’est-ce qui vous donne le plus de satisfactions ?

Travailler avec les étudiants et les artistes. En ce moment je prépare l’exposition de la rentrée à voir dès le 20 septembre. Je collabore avec sept étudiants et jeunes diplômés qui ont en commun de réfléchir sur les effets qu’ont les réseaux sociaux sur la représentation de soi. En psychanalyse, on caractérise ce phénomène d’« extimité ». La représentation d’une forme d’intériorité autobiographique a été pendant des siècles l’apanage de l’art. Aujourd’hui elle est devenue pratiquement un mot d’ordre pour nous tous. Dans ce contexte, comment les artistes se situent-ils par rapport à cette problématique qui ne leur appartient plus ? Autant de questions stimulantes qui lient l’art à la société contemporaine. 

Quelles seront les formes utilisées ?

La peinture, la poésie, l’installation, la vidéo, autant de formes hétérogènes qui montrent la perméabilité des médiums et des pratiques, ainsi que des supports de diffusion, certaines œuvres étant diffusées directement sur internet.

Que deviennent les étudiants de la HEAD ?

20% environ poursuivent une carrière artistique. Les autres travaillent principalement dans le domaine de la culture. Ces perspectives peuvent sembler assez précaires, mais je suis toujours impressionnée de voir que le sens de l’autonomie qu’ils ont acquis à l’école leur permet de se confronter à toutes sortes de situations et de pouvoir retomber sur leurs pattes. 

Vous-même avez-vous eu des velléités artistiques ?

Enfant, seul l’art m’intéressait à l’école. Pour autant je ne me suis pas dit que j’allais devenir artiste, ça me paraissait une responsabilité trop importante. Lorsqu’au début des années 90, je me suis inscrit pour suivre des études à l’université de Nanterre, le cours d’art plastique affichait complet et l’on m’a orientée vers des études d’histoire de l’art. Très rapidement, je me suis rendu compte que j’étais plus à l’aise aux côtés des artistes, à les aider dans la réalisation de leurs projets. 

 

« L'action des Nouveaux Commanditaires ne se résume pas à l’installation d’œuvres dans l’espace public »

Votre action dans le domaine de l’art se poursuit à l’échelle locale à travers l’association suisse des Nouveaux Commanditaires dont vous avez la charge depuis 2014. Des projets ont-ils vu le jour ?

Trois projets sont en cours de réalisation. Le principe des Nouveaux Commanditaires est de permettre aux citoyens de passer commande auprès d’un artiste sur un sujet qui les mobilise. Je suis dans ce cas expert et médiateur pour affiner la problématique qui doit être aussi d’intérêt général pour l’ensemble de la société. Je propose un artiste et à nouveau la discussion s’engage. Il est important que le courant passe entre les citoyens et l’artiste. Ces commandes exigent du temps et de la concertation. Il faut compter environ trois à quatre ans pour la réalisation d’une commande.

Quels sont ces trois projets en cours ?

Le premier projet émane d’une agence Raiffeisen, le groupe bancaire coopératif dont les clients sont aussi les dirigeants. Ils ont passé commande auprès de nous et une œuvre tridimensionnelle qui représente les valeurs de la structure coopérative s’apprête à voir le jour. Dans ce cas, c’est l’agence bancaire qui supporte le coût de l’œuvre. Mes honoraires sont réglés par la Fondation de France à l’initiative des Nouveaux Commanditaires au début des années 90. J’ai donc toute liberté quant au choix de l’artiste sans être dépendante des commanditaires. Le deuxième projet, à Nyon, réunit des usagers d’un parc public, les voisins, les parents d’élèves d’une unité parascolaire implantée dans le jardin et leurs éducateurs. La problématique est celle de la création d’un espace de convivialité qui n’existe pas dans le centre historique de Nyon. J’ai proposé un artiste que les citoyens ont rencontré. Ils travaillent ensemble et l’artiste a présenté un projet qui a été adopté. Nous en sommes à l’étape de discussion avec la ville qui doit valider la création de l’œuvre. Le troisième projet est né à l’initiative de Bolivia-9, une association de Boliviens de Genève. Beaucoup parmi ces derniers, sont présents en Suisse depuis de nombreuses années, des enfants sont nés, ont grandi à Genève et une incompréhension entre les générations s’est créée. Les parents ont le sentiment de se voir reprocher leur « invisibilité » dans la sphère sociale par leurs enfants qui se sentent genevois à part entière. La commande doit répondre à la question : quels éléments de fierté transmettre à la nouvelle génération ? La beauté de cette commande réside dans cette problématique d’interactions sociales. Il est probable que le projet fasse appel à la performance ou au médium filmique. Comme vous pouvez le constater, l’action des Nouveaux Commanditaires ne se résume pas à l’installation d’œuvres dans l’espace public.

Département des arts visuels, pavillon suisse à la Biennale de Venise et Nouveaux commanditaires : comment résumer votre intervention dans le champ de l’art ?

À l’heure où les sociétés se replient sur elles-mêmes, mettent en avant des pseudo valeurs qui seraient immuables, la responsabilité de la culture est de questionner ces valeurs et, au-delà, ce qui constitue la société tout entière. Ces questions mobilisent mon intervention auprès des jeunes artistes, se retrouvent dans mon commissariat du pavillon suisse, s’expriment au niveau local à travers les Nouveaux Commanditaires. Parce que je crois profondément à la fonction transformatrice de l’art et de la culture.

Charlotte Laubard © Keystone/Gaëtan BallyCharlotte Laubard

Née à Paris en 1974, de nationalité franco-suisse. Travaille au musée d’art contemporain de Turin de 2002 à 2005. Directrice du CAPC musée d’art contemporain à Bordeaux de 2006 à 2013. Cofondatrice de la société suisse des Nouveaux Commanditaires en 2014. Responsable du département des arts visuels de la HEAD depuis 2017. Est nommée, en mars 2018, commissaire du pavillon suisse à la prochaine Biennale de Venise (mai 2019).