Sophie Weber © DR

Quand « l’homme est un clou pour l’homme » 

par Fabien Franco
5 juin 2018

Le clou n’en finit pas de se réinventer. Le musée romain de Lausanne-Vidy l’enfonce avec érudition et créativité. Interview de Sophie Weber, conservatrice.

Les clous les plus anciens remonteraient à 3 500 ans avant notre ère.

Oui tout à fait, la Mésopotamie a livré de très beaux exemplaires. Mais ce n’était pas des clous à proprement parler : on ne tapait pas sur leur tête avec un marteau, au risque de les abîmer ! Il s’agissait de rivets d’or, de cuivre ou de bronze utilisés en orfèvrerie ou en chaudronnerie. Le clou tel qu’on le connaît, c’est-à-dire en fer, est apparu dans nos régions d’une manière subite avec la romanisation. On constate que les chantiers de fouilles sur les sites celtes demeurent pauvres en clou. Les Helvètes et autres Celtes de l’Âge du fer privilégiaient l’utilisation de chevilles en bois dans l’assemblage des matériaux. En constituant leur Empire, ce sont bien les Romains qui ont répandu le clou et son usage. Dans notre région, le phénomène est apparu au premier siècle de notre ère.

La littérature scientifique sur le sujet est-elle abondante ?

Étonnement, non. Une thèse sur le sujet serait la bienvenue. Les recherches menées sont davantage spécialisées. À Lausanne, l’archéologue Marquita Volken, éminente spécialiste, a soutenu une thèse de doctorat sur les clous de chaussure. En revanche sur l’apparition du clou en général, on ne peut que déplorer le peu de travaux existant.

Comment le clou a-t-il évolué au fil des siècles ?

La section de la tige est restée identique de l’Antiquité jusqu’à la révolution industrielle. Les clous étaient forgés à la main, un par un, ils étaient donc uniques et réutilisés. La tige historiquement carrée est devenue circulaire quand elle a commencé à être débitée industriellement au XIXe siècle. 

On dit que sans les chaussures à clous l’armée romaine n’aurait pu vaincre ?

Les spécialistes s’accordent en effet pour dire que l’armée romaine n’aurait pu conquérir l’Empire sans ces chaussures à clous qui permettaient aux soldats de se déplacer rapidement sur tous types de terrain. L’exposition montre deux paires de chaussures romaines qui ont été prélevées à Avenches (Canton de Vaud). Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les chaussures à clou romaines étaient aussi légères que résistantes.

L’exposition n’est pas strictement archéologique. Elle s’ouvre à l’art et à l’anthropologie. 

Nous souhaitons faire venir le public le plus large possible. C’est pourquoi nous concevons nos expositions avec cet esprit d’ouverture qui nous caractérise. Cet objet qui est resté identique pendant des siècles est le mal aimé de nos collections. Il semble peu intéressant de prime abord. Et pourtant il est d’une utilité folle puisqu’il a été le seul moyen pendant longtemps d’assembler une pièce mobile sur une pièce fixe. Et il est devenu bien plus que cela.

Vous révélez le clou dans toute sa complexité. Ainsi il peut être vecteur de croyances populaires.

En réalisant cette exposition nous avons découvert des mondes fascinants tant le clou est riche d’enseignements. Dans nombre de cultures, il porte une signification magique. En Afrique, une statue percée de clous évoque une demande de guérison, ou un accord entre deux parties. Dans le Nord de la France et en Belgique, les arbres à clous sont devenus des lieux de pèlerinage. Chacun y plante un clou, - un chêne le plus souvent -, en demandant une guérison. Les clous qui hérissent les troncs peuvent aussi porter des bouts de tissus de la personne malade. 

En Valais, la pratique de la matze remontant au XVe siècle exprimait une grogne collective : autant de clous plantés dans une massue que de mécontents que l’on destinait ensuite au seigneur local. On pouvait alors juger de l’ampleur de la révolte au nombre de clous sur la massue. Cette pratique que l’on appelait « lever la matze » a perduré jusque dans les années 70 et demeure aujourd’hui dans le vocabulaire politique régional. 

Dans le Jura suisse a été retrouvé un carnet de formules magiques qui expliquent comment amener un voleur à restituer ce qu’il a volé. La « recette » composée à partir de trois clous « de cercueil ou de fers à cheval plutôt neufs » est-il écrit, est à réaliser avant le lever du soleil à proximité d’un poirier. Le carnet daté de 1846 reprend sans doute des formules héritées du Moyen-Âge. « Voleur je te perce par ce précieux clou […] je te cloue la rate afin que tu rapportes à son endroit ce que tu as volé… » peut-on lire.

 

© Céline Masson

 

Des croyances qui remontent à l’époque romaine ?

Les tablettes de défixion sont de petites feuilles de plomb sur lesquelles était inscrite une malédiction. On écrivait le nom d’un ennemi avant d’enrouler sur elle-même la feuille et de la percer de clous et de l’enfouir soit dans une tombe, soit dans un puits, en tout cas dans un milieu souterrain pour créer le lien avec les puissances infernales. Dès son invention, le clou a revêtu des fonctions symboliques. On plantait des clous dans le Capitole à Rome : une façon de marquer les années. On plantait aussi un clou en cas de calamité (peste, invasion etc.) afin d’aider le destin à s’en libérer définitivement.

Les Romains ont crucifié à l’aide des clous, puis le Moyen-Âge a fait preuve de créativité.

Le clou est un instrument de torture millénaire. Des chaises à clous d’hier aux battes de baseball cloutées d’aujourd’hui. Sur internet, il existe nombre de tutoriels pour fabriquer soi-même sa batte cloutée. Beaucoup de rappeurs s’illustrent sur les pochettes de leurs albums avec des battes à clous. N’oublions pas les bombes artisanales chargées de clous à moindre frais, comme celle qui a servi lors du marathon de Boston en 2013.

Comment le parcours de l’exposition traduit-il les différentes facettes du clou ?

La première partie du parcours rend compte de façon classique des recherches archéologiques. Les objets sont présentés dans des vitrines, alignés et documentés selon la muséographie traditionnelle. La seconde partie introduisant les pratiques religieuses et les croyances populaires immergent le visiteur dans un dédale de miroirs et de figures. L’ambiance est plus obscure. Des clous y sont reproduits à taille humaine. Nous évoquons ensuite une chapelle où est présenté un « vrai clou de la vraie croix », un clou devenu relique en ayant été au contact avec l’un des « saints clous de la vraie croix » conservé à Rome et attesté par les autorités apostoliques. Le parcours se poursuit avec la reconstitution d’un appartement où l’on présente les aspects du clou qui n’ont pas été évoqués. Boules de pétanque en buis, blouson clouté etc.

Le clou et l’art font-ils bon ménage ?

Émaillé, en bronze, en cuivre ou en or, le clou a été présent sous sa forme décorative dès l’Antiquité comme on l’a vu précédemment. Il a traversé les siècles et aujourd’hui on le retrouve dans l’art contemporain. Nous exposons les œuvres de deux artistes suisses : Céline Masson et Colette Sauter. La première est plasticienne. Elle a conçu un masque souple à partir d’un bas dans lequel chaque maille est traversée par un clou. 1 500 clous ont été insérés nécessitant vingt heures de travail. L’artiste s’est ensuite filmée en modifiant ses expressions faciales. Les images sont fascinantes. Colette Sauter quant à elle a travaillé toute sa vie avec le clou. Elle réalise des tableaux en utilisant des clous qu’elle juxtapose, aboutissant à de très belles représentations abstraites. 

Qu’est-ce que le clou dit de notre époque ?

Le clou reste très présent dans l’imaginaire collectif. Il demeure également très présent dans le langage où l’on compte nombre d’expressions formées à partir du mot « clou ». En revanche dans le domaine du bricolage il a été clairement détrôné par la vis. Il est plus facile de dévisser que de retirer un clou ! L’industrie numérique utilise de très petites vis et non des clous. Cela dit je suppose que le clou doit résister dans certains domaines de l’artisanat. Par ailleurs il est présent jusque dans la construction de notre identité. Il est un marqueur social et culturel par exemple avec le piercing, ou encore, dans la mode. La marque de luxe Hermès nous a prêté l’un de ces bracelets Collier de chien, un modèle entièrement en argent dessiné par le créateur Pierre Hardy. On a de la peine à l’imaginer, mais la Maison Hermès a été la première à se lancer dans la confection de ceintures et de bijoux cloutés, inspirés des colliers de chiens, à la fin des années 30 déjà. Comme quoi, les punks n’ont rien inventé !

Le clou serait donc aussi subversif et populaire qu’élitiste ?

Le clou a un bel avenir devant lui, si ce n’est en pratique, au moins dans les domaines de la torture et de la mode !

 

 

Sophie Weber est diplômée de l’Université de Lausanne en archéologie provinciale romaine. Elle est conservatrice au musée romain de Lausanne-Vidy depuis 2007. Le commissariat du Clou de l’exposition (et vice versa) a été assuré par Sophie Weber et Laurent Flutsch, directeur du musée. 

 

 

Le clou de l’exposition (et vice versa), musée romain de Lausanne-Vidy, jusqu’au 20 janvier 2019.

Du mardi au dimanche de 11h à 18h. Fermé le lundi, sauf en juillet-août et les lundis fériés. Chemin du Bois-de-Vaux, 24. 1007 Lausanne. 

+41 21 315 41 85 - www.lausanne.ch/mrv