UNIQUES à la  Fondation Bodmer

par Vanna Karamaounas
13 mai 2019

Thierry Davila, commissaire de l'exposition « Uniques, Cahiers écrits, dessinés, inimprimés » à la Fondation Martin Bodmer, Cologny Genève.

Cette exposition à Genève est une collaboration entre le MAMCO, Musée d’art moderne et contemporain, et la Fondation Bodmer, lieu privé dont la bibliothèque est inscrite depuis 2015 au registre Mémoire du monde de l’Unesco.

Philippe Lacoue-Labarthe

Vanna Karamaounas

Comment est née l’idée de ce projet exceptionnel : présenter des manuscrits qui n’ont jamais été imprimés, des cahiers écrits, dessinés, peints, aquarellés, d’artistes, d’écrivains, de philosophes, de scientifiques ?

Thierry Davila

L’idée de cette exposition revient à Christian Bernard, fondateur et directeur du MAMCO de 1994 à 2015. A Strasbourg, il a été l’élève du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, lequel arrivait en cours avec ses leçons entièrement écrites dans des cahiers, dont trois sont montrés dans l’exposition. Leur graphie est parfaite, sans rature, sans correction, sans repentir, alors qu’elle est le résultat d’une écriture directe et non d’une mise au propre. C’est le spectacle fascinant de cette écriture souvent minuscule et chorégraphique qui est le point de départ de cette réflexion sur ce que peut susciter chez un-e artiste, un-e écrivain-e ou un-e philosophe, un cahier ou un carnet. Cela dit, le projet a aussi évolué pour se transformer en une visite de la collection de la Fondation Bodmer par le MAMCO.   

Dorothy Iannone

VK : En quoi les objets présentés sont-ils uniques, quelles sont leurs particularités ?

TD

Ces cahiers sont, pour la quasi-totalité d’entre eux, des unica, des exemplaires uniques, comme tels jamais imprimés. Mais ils sont aussi uniques en leur genre par la façon dont ils ont été travaillés, écrits, dessinés ou composés. Ce sont des œuvres en soi et non des cahiers de brouillon, des carnets d’esquisses ou de croquis. Par exemple, le manuscrit de Rousseau qui est montré – son premier traité éducatif qui date de 1740 alors qu’il a vingt-huit ans – est mis en pages comme s’il était un document public, avec un souci évident de lisibilité : c’est déjà un cahier, paginé, qui regarde vers le livre ou en tout cas vers une forme de publication. Cela le rend absolument unique.       

VK : Comment avez-vous réuni tous ces objets, toutes ces œuvres?

Julije Knifer

TD 

Faire une exposition, c’est aussi mener une enquête. Nous sommes donc partis à la recherche de cahiers dotés d’une présence graphique, plastique et visuelle frappante. Certains objets étaient dans la collection du MAMCO comme les deux cahiers du journal de Julije Knifer ou le catalogue monographique de Robert Filliou. D’autres dans les ateliers d’artistes qui ne les avaient jamais montrés comme Claude Rutault ou Peter Downsbrough. D’autres encore à la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou. Beaucoup appartiennent aussi à la Fondation Bodmer. Ce fut un voyage dans des univers graphiques étonnants. 

Claude Rutault

Peter Downsborough

VK : De quelle manière est présentée l’exposition, chronologiquement, par thème, par discipline ?

TD

Il ne s’agit pas d’une exposition d’historien mais d’une exposition morphologique : nous avons l’essentiel du temps rapproché les cahiers selon des connivences d’aspects, selon des amitiés formelles. Nous avons aussi créé neuf constellations qui permettent d’organiser le parcours qui n’est pas du tout chronologique. Ainsi un catéchisme pictographique du XVIsiècle voisine avec des cahiers de Marcel Miracle, un artiste vivant. Nous avons pratiqué l’anachronisme avec joie.    

VK : Combien d’auteurs pour ces manuscrits uniques ? Citez-nous en quelques-uns ?

Constance Schwartzlin-Berberat

TD

Il y a cinquante-trois auteur-e-s et/ou artistes (ce chiffre comprend aussi les ouvrages anonymes) pour près de cent œuvres sélectionnées. Difficile de faire un choix mais je dirais que les cahiers de Constance Schwartzlin-Berberat, internée en hôpital psychiatrique à Berne à la fin du XIXsiècle, sont une véritable révélation. Ils n’ont quasiment jamais été montrés et proposent des paysages de l’esprit à l’intensité absolue. Lucienne Peiry, ancienne directrice du Musée de l’Art Brut à Lausanne, m’a alerté sur l’existence de ces œuvres qui sont un des points forts de l’exposition. Il y a aussi Borges, Frédéric Bruly Bouabré, Hassan Sharif, Proust, Schopenhauer, Henri Michaux, Nicolas Bouvier…  

Marcel Proust

Sharif Hassan

Je voudrais aussi parler des auteur-e-s du catalogue. Ils-elles sont au total trente-cinq de toutes générations. Chacun-e s’est vraiment investi-e et je dois dire que les textes sont de grande qualité. Je ne parlerai que de Michel Jeanneret qui nous a quittés le 3 mars dernier. C’était un très grand savant, une figure éminente de l’université de Genève, spécialiste mondialement reconnu de la littérature française de la Renaissance, très engagé auprès de la Fondation Bodmer, auteur de Perpetuum mobile, un maître livre. Je pense à lui chaque fois que je passe devant la Chronique de Nuremberg, l’ouvrage de l’exposition sur lequel il a magnifiquement écrit.   

VK : Selon vous, y a-t-il une pièce plus originale ou plus importante dans cette exposition ?

TD

Il est difficile de répondre à cette question tant les œuvres montrées ont toutes quelque chose de profondément unique. Disons que l’exposition, pour la première fois au monde, d’un manuscrit de Newton qui date de 1710 consacré à l’histoire de l’Eglise, un des fleurons de la Fondation Bodmer, est un événement à sa manière.  

VK : Les carnets de Martin Bodmer sont présentés, quel genre de carnets ?

TD

Entre 1923 et 1964, Martin Bodmer a écrit dans 150 carnets ses réflexions sur la bibliothèque qu’il souhaitait faire. Ces carnets de dimensions modestes et de format bloc-notes, écrits au crayon d’une main sûre et apaisée, n’avaient jamais été montrés. Ils sont conservés dans une boîte en bois précieux. Le thème de « la littérature mondiale », cette formule que Bodmer emprunte à Goethe et qui est au cœur de son projet, y apparaît près de 1200 fois. Ces carnets sont le journal intellectuel d’un homme fascinant, un « bibliosophe » engagé dans les tumultes de son siècle.    

Martin Bodmer

Martin Bodmer

 

VK : Quelles sont les personnes qui ont collaboré à la réalisation de l’exposition ?

TD

« Uniques » est le résultat d’un travail collectif. Jacques Berchtold, directeur de la Fondation, a été magnifiquement présent pour assurer le commissariat de l’exposition côté Fondation. Nicolas Ducimetière, son vice-directeur, a ouvert des pistes ô combien passionnantes et fort utilement complémentaires de celles imaginées dans un premier temps. Christophe Imperiali a assuré d’une manière remarquable le suivi administratif et intellectuel de l’opération. Désolé d’être aussi dithyrambique mais il m’est impossible de faire autrement tant les compétences de cette institution sont grandes. En fait je devrais citer toute l’équipe de la Fondation Bodmer avec laquelle travailler a été un privilège de tous les instants. J’ajoute que Ho-Sook Kang, qui a fait la scénographie et mis en forme le catalogue, a joué un rôle-clé dans ce projet.   

Jean-Luc Manz

VK : A qui s’adresse cette exposition touchante et touchant des siècles de recherches, de confidences, de découvertes scientifiques, de réflexion, de détresse, de création, de mémoire, de poésie, de littérature, d’art ?

TD

Elle s’adresse à tous ceux pour lesquels le cahier, le livre, l’écrit et la page sont des outils et des territoires de libération flagrante et de connaissance intime de l’esprit. Et tout le monde, petits et grands, peut trouver à s’émerveiller devant chacune des dix-huit vitrines de cette exposition. 

VK : Pourquoi avoir fait le choix de présenter « Uniques » à la Fondation Martin Bodmer plutôt qu’au MAMCO ?

TD

A l’origine, ce projet devait avoir lieu pendant l’année des vingt ans du MAMCO au cours de laquelle de multiples partenariats extérieurs ont été initiés par le musée. L’exposition a été finalement décalée dans le temps et plus longue que prévu initialement (elle dure dix mois). Aller à la Fondation Bodmer pour le MAMCO et accueillir le MAMCO pour la Fondation prouve la complicité entre deux institutions genevoises également soucieuses de partager la richesse de leurs collections et de mélanger leurs publics. C’est aussi permettre à l’art actuel de poser ses valises dans la longue durée de l’histoire pour vérifier que, décidément, être contemporain peut aussi vouloir dire être très ancien. Finalement, c’est un acte de grande confiance mutuelle et de générosité partagée de la part de deux institutions uniques dans le paysage culturel genevois.   

 

Le magnifique livre, richement illustré, qui accompagne l’exposition, est rédigé par trente-cinq contributeurs et édité par la Fondation Martin Bodmer et les éditions Flammarion, sous la direction de Thierry Davila, conservateur chargé des publications et de la recherche au Mamco.

Pratique :

Jusqu'au 25 août 2019. 

« Uniques, Cahiers écrits, dessinés, inimprimés », Fondation Martin-Bodmer 19-21, route Martin-Bodmer, Cologny Genève

Pustaha Batak