Spiritualité ?

par Valentin Peiry
16 avril 2019

Bienvenue aux Athénéennes 2019 avec Valentin Peiry, Audrey Vigoureux, Marc Perrenoud pour un festival de musique classique, jazz et créations.

Que dit de notre époque le slogan « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », attribué fautivement à Malraux ? Religieux, le siècle entamé l’est assurément. Mais dans un sens plus pragmatique qu’étymologique. Une religion est censée « relier » ses adeptes, dans une même conception de leur rapport au divin. Il a fallu des millénaires pour que les différentes traditions religieuses parviennent même à être « reliées » entre elles, par le dialogue. Or on assiste actuellement, d’une part, à un détournement de l’esprit religieux par les fanatismes belliqueux et, d’autre part, peut-être par corollaire, à une commercialisation des pratiques spirituelles au profit du culte du « bien-être ». La santé a-t-elle supplanté la sainteté ? Le yoga, cette « joyeuse discipline » séculaire visant à l’union du corps et de l’âme, est-il voué à devenir une gymnastique pour occidentaux stressés se ruant de façon joyeuse et disciplinée chez le marchand de tapis en latex bio et de combinaisons high-tech ? Mais peut-être faut-il déceler dans les exercices corporels en vogue les reliques d’une culture religieuse désertée. Le « Pilates » s’inspire-t-il de la danse que dut improviser Barabbas à l’annonce de sa mise en liberté ? D’autres pratiques plus extrêmes, exaltant la souffrance dans l’effort, s’apparentent-elles à un chemin de croix ? (Mais une croix sur mesure, estampillée « Crossfit » par une marque de chaussures étasunienne)…

Le fruit défendu est devenu l’emblème d’un arbre de la connaissance monstrueusement ramifié : internet. Au début était le logos. Maintenant est le logo.

Quid de l’art ? On peut imaginer que dès sa naissance, il eut une portée spirituelle. L’homme préhistorique, tout occupé à ne pas se faire écrabouiller par un mammouth ou déchiqueter par un pogonodon, ne trouvait pas le temps de rechercher le temps perdu. Mais dès lors qu’il a pu mettre les animaux dans des enclos, et des graines dans la terre, ont dû apparaître des occupations étranges : frapper deux pierres en cadence ; griffonner une scène de chasse sur le mur du living-room… Ce faisant l’homme découvrait le luxe. Au sens étymologique : émancipé un instant de son statut de petit-déjeuner, il eut la surprise de constater non-seulement qu’il avait de l’imagination, mais encore que celle-ci était souvent inutile. S’ouvrait alors un champ de liberté, gratuit, sans autre objet que de créer un objet. 

Intimidé par la luxuriante créativité de la nature, l’artiste en herbe a dû se sentir tout petit, mais sentir aussi que la parfaite lumière du Jardin d’Eden duquel il était déchu serait sa nostalgie. La spiritualité dans l’art a dû naître un peu comme ça.

L’art est donc traditionnellement tendu entre son enracinement dans la matière – le corps (et ses pulsions), la pierre, la glaise, le son… – et son aspiration spirituelle – l’idéal, la pensée, la lumière. Il est un pont et un dialogue entre ces deux pôles de l’être, et puise dans cette dynamique sa vitalité.

À condition d’être inutile.

Mais l’art n’est pas en dehors du monde: si toute activité humaine est politique, l’art n’y échappe pas : son rôle énigmatique est de revendiquer que son inutilité est nécessaire. L’art est donc poétiquement à la fois subversif et partie prenante de la cohésion sociale.

De tous temps (et même quand l’art était intimement lié à la religion) l’artiste a dû convaincre les « puissants » - qui possèdent la matière ou ce qui permet de l’acquérir – de lui « permettre » d’opérer son étrange alchimie. Souvent moyennant quelques « retours sur investissement » :

Les peintres de la Renaissance flanquaient leurs mécènes aux coins de leurs fresques, histoire de leur garantir une place au Paradis. Même le grand Bach dut faire d’incessantes courbettes pour obtenir l’autorisation d’enchanter l’univers. Quand l’art a été désacralisé, l’artiste a dû redoubler de vigilance et composer avec des contraintes risquées : Chostakovitch mettait de l’eau dans son vin, mais son âpreté et ses sarcasmes sont un avertissement : essayez de rendre ma musique utile, elle vous explosera à la figure. 

En tant de crise sociale, la tentation « utilitaire » menace la nature spirituelle de l’art. On dit que Churchill aurait répondu à un de ses ministres qui l’encourageait à faire pour l’effort de guerre des coupes dans le budget culturel : « Mais alors, pour quoi nous battons-nous ? »

Après la seconde guerre, l’art était traumatisé : certains artistes ont fait de leurs œuvres des manifestes politiques. L’art en devenant « utile » était-il devenu plus subversif ? Probablement pas. Engagé politiquement, désoeuvré spirituellement ?

Bref, l’artiste doit consentir à des concessions, sans trahir l’inutilité de son travail : sa nature spirituelle. (Les orientaux disent que la fleur de lotus a besoin de plonger ses racines dans la boue pour éclore.)

Dans la société de consommation -à plus forte raison quand la vénérée « croissance » montre des signes de saturation- ce fantasme bizarre prévaut: tout objet, toute pensée, tout travail, tout doit être rentable ou rentabilisé. L’utilitaire ramené à son plus radical nivellement. Et la crise écologique, qui met en cause la surproduction, rend incertaine et ambiguë la notion même d’utilité.

Dans ce contexte, le rôle à la fois subversif et fédérateur de l’art est devenu plus difficile à appréhender. L’art n’échappe pas à la menace d’une récupération « divertissante » et se vend souvent au plus offrant. Star system, acculturation, indigence, kitsch…obsolescence programmée ! L’œuvre est alors « hors-sol », destinée à « vendre du rêve » : faire écran au réel au lieu d’ y puiser sa substance.

Il est donc important que subsistent des îlots où l’art ne se soumet pas aux mécanismes de la rentabilité et revendique son inutilité. Des îlots non-pas coupés du monde : ni divertissants ni puritains, mais enracinés dans un terreau local, tout en accueillant le dialogue des cultures, la créativité d’artistes originaux, un public friand de découvertes et d’émerveillements. Des lieux où l’art continue d’irriguer les corps, d’éclairer les âmes, et de nourrir les esprits.

Les Athénéennes tentent autant que possible d’être un de ces îlots.