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Alberto Giacometti, l’homme qui marche…

par Didier Rostoucher
13 juin 2022

Alberto Giacometti artiste suisse mais surtout artiste majeur du 20ème siècle. L'interprétation de cette immense figure par Didier Rostoucher.

Il était grand temps que L'Art à Genève publie un papier sur Alberto Giacometti, artiste suisse mais surtout artiste majeur du 20ème siècle. Et c’est un Français qui s’y colle, pour prouver que la Suisse ne se résume pas à ses paysages, ses montres, son chocolat ou ses votations.

Ce qui suit n’est qu’une interprétation personnelle de l’homme qui marche, que je considère comme une œuvre totalement spirituelle, appartenant au monde intermédiaire, situé le monde de la matérialité et celui de la transcendance. Tâche difficile, tant cette sculpture énigmatique de l’artiste, qu’il a recommencé à l’infini, est un Everest de l’art à la symbolique puissante.

La quasi-obsession de Alberto Giacometti à recommencer sans fin l’homme qui marche s’exprime dans cette citation :

La grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. C’est plus grand que tous les voyages autour du monde. Alberto Giacometti

Peu avant sa mort, Alberto Giacometti expliquait que ses multiples sculptures de l’homme qui marche venaient du fait qu’il n’avait pas encore trouvé la perfection de son intention. A mots couverts, il avouait là qu’il s’agissait d’une quête et qu’un Graal ne se trouve pas. Il n’y a pas de chemin vers le bonheur car le bonheur, c’est le chemin lui même.

Monde intermédiaire, disais je… Je vais humblement tenter de vous y emmener, par petites touches, après m’être noyé à observer, méditer et laisser vagabonder mon esprit face à cette sculpture.

1- L’homme qui marche est un homme matériellement tiraillé. Regardez ses pieds, énormes et comme englués dans la glaise. Il est figé et pourtant, sa tête et le haut de son corps vont vers l’avant, en mouvement. 

Il y a là une double dimension : la materia prima des pieds, qui emprisonne l’homme dans sa vile et difforme corporéité matérielle, et cette tête qui tire vers l’avant, comme pour avancer, voire s’envoler. C’est troublant.

Certains interprètent le fait qu’il soit penché vers l’avant comme subissant le poids d’un fardeau invisible courbant ses épaules. Il saurait que Dieu est mort, qu’il n’y a pas d’arrière monde, pour reprendre Nietzsche, qu’il vivrait sans consolation, sans promesse de salut, sans secours pour son âme et qu’il n’y aurait rien au bout que le néant, exprimant ainsi de manière prenante la condition humaine : une gigantesque solitude et totale vulnérabilité, qui nous emmène vers notre finitude.

Il serait aussi accablé par le monde qu’il a construit, la shoah, les atrocités de l’histoire depuis le 1er assassinat, celui d’Abel par Caïn, la noirceur de l’âme humaine. Etc…

Cela peut se concevoir mais serait immensément noir. Et même dans cette optique, je vois plutôt dans l’homme qui marche sa volonté de vivre, envers et malgré toute raison, cet instinct de vie chevillé au corps. Comme dans l’Amor Fati nietzschéen, il accepte son destin, mais ne capitule pas. Il y a en lui la dimension d’un héros, qui veut se libérer et devenir un surhomme.

2- Il est d’autant plus troublant qu’il marche tout en ayant les deux pieds touchant la terre. La statue fixe un instant furtif de la marche humaine. L’homme qui marche nous parle du temps, dont les Grecs anciens donnaient trois définitions :

Le Chronos : le temps physique, chronologique, linéaire

L’Aïon : c’est le temps des cycles, celui des saisons, de la respiration, de la marche cyclique de la vie

Le Kaïros : c’est le temps métaphysique, le point de basculement décisif, entre un avant et un après, le temps où l’extra-ordinaire peut arriver.

L’homme qui marche est à l’évidence l’homme du Kaïros. Tout est en potentialité, va t-il arracher ses pieds de la matière, avancer ? il est dans un instant dont on sait que le suivant va bouleverser son attitude, une sorte de point de bascule entre le passé et l’avenir. Il vit dans le hic et nunc (ici et maintenant), seule vraie définition de l’éternité ; si l’humain savait ne vivre que dans l’ici et maintenant en le multipliant à l’infini, la notion de temps linaire s’éteindrait. 

3- L’homme qui marche m’inspire aussi une réflexion politique et éthique sur nos sociétés modernes. Il est nu, décharné, dénué de tout, la peau sur les os, dépouillé de tout artifice. 

Il s’oppose avec radicalité au monde des replets, de la consommation à tout crin, d’un monde qui ‘’dégueule’’ de tout jusqu’au dégoût, du monde la pub, des besoins artificiels, de l’absolue nécessité de posséder le dernier Iphone. Il n’est ni cet actionnaire qui en veut toujours plus, ni ce trader avide, il vit dans le minimum et l’essentiel. Il fait immanquablement penser au concept d’aléthia, inauguré par Héraclite, consistant à rechercher la vérité dans le dévoilement et le dépouillement de soi.

Rien à voir avec les corps brillants, policés, botoxés et acido-hyaluroniqués des Paris Hilton, Kardashian and co, ou des corps body-buildés  des représentations de magazines. Rien n’est lisse chez lui, tout est rugueux, âpre (de part la finition de la sculpture), sans fond de teint ni crème à raser avec un rasoir 3 lames. Il est comme il est et se fout de son apparence, il ne possède pas de miroir.

4- Il est dur et lourd, comme le bronze dont il est fait. Presque indestructible. Froid aussi quand on le touche. Et pourtant, la finesse de son corps et son décharnement montre sa fragilité extrême. Il pourrait sembler près de la mort et pourtant…

On sent que va entrer en lui un souffle, presque divin, pour lui redonner vie et avancer. On sait qu’il a compris le sens oriental de la vacuité, la nécessité de tout abandonner, presque jusqu’à sa vie pour renaître en homme nouveau, à la conscience élargie. Il incarne à mes yeux le phénomène de mort-renaissance, dont parlait Jung ou Goethe, dans son poème sur la chrysalide devenant papillon. L’homme qui marche est un initié, depuis la nuit des temps. 

Toutes ses apparentes contradictions ne sont qu’oxymores. Il est un homo pneumaticus, entre matérialité et divinité. Bien réel car on sent le souffle comme le vent, mais commençant à spiritualiser sa matière. Il est dans un entre deux, un monde intermédiaire, le plus haut but de l’humanité car au-delà, nous sommes dans le monde non manifesté. Il représente ce que nous avons de plus noble en nous. 

Je le vois comme un Hermès, messager entre les hommes et l’au-delà, Dieu des voyageurs et du commerce. Son commerce à lui est celui des échanges entre l’homme et lui-même, l’homme et ses congénères, l’homme et le monde, l’homme et son créateur. En le regardant dépouillé de tout, on sent malgré tout et comme par une logique de vases communicants, qu’il nous donne vie et que la réciproque pourrait être vraie en lui envoyant notre souffle de vie. Levinas résumait cela en disant qu’on pouvait voir Dieu dans le regard de l’autre ! Notre homme qui marche est ailleurs, sa condition humaine n’a plus aucune importance. Il semble nous dire : regarde moi, qui ne suis qu’un pauvre homme sculpté, vivant dans la désolation, regarde comme je suis fort… Regarde moi et tu seras invincible !

Cela participe beaucoup de la magie surnaturelle de cette œuvre, où rien n‘est noir ou blanc, manichéen. 

Alberto Giacometti écrivait ceci :

Tout tient à un fil, on est toujours en péril. Alberto Giacometti

L’homme qui marche l’illustre à la perfection. Etre en péril ne signifie pas disparaître. Son ascèse est le fil sur lequel il marche, fragilement, mais avec détermination. Il peut tomber à droite ou à gauche, c’est à la fois le danger et le sel de la vie.

J’arrête là, car cette œuvre mériterait un long développement qui pourrait recouvrir toute l’histoire de la philosophie. Il semblerait qu’à l’image d’une auberge espagnole, elle nous inspirerait ce qui est déjà en nous. C’est pourquoi l’étendue de son interprétation est infinie, aussi infini que ce qui nous est intime, à savoir notre conscience.

 

 

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David Hockney : https://www.artageneve.com/article/david-hockney

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Didier Rostoucher, né à Paris un 14 novembre, passionné de philosophie.