Dessins croisés

par Véronique Philippe-Gache et Eliane Perrin
13 décembre 2018

Dessins croisés, réunit pour cette exposition deux artistes, Aline FAVRE et Arié DZIERLATKA, qui dans leur dynamique créative respective, ont croisé leur destin le temps d’une décennie.

Dessins croisés, réunit pour cette exposition deux artistes, Aline FAVRE et Arié DZIERLATKA, qui dans leur dynamique créative respective, ont croisé leur destin le temps d’une décennie.

Aline FAVRE (1932-2013), musicienne discrète et confirmée, choisit la voie de la céramique, une discipline exigeante, qu’elle consacrera dans une expression autonome et sculpturale.

Arié DZIERLATKA (1933-2015.), compositeur-musicien, est une personnalité fascinante dont l’anticonformisme pédagogique et l’ingéniosité musicale sont entrés dans la légende, tout en activant dans l’ombre, un geste pictural effréné. 

Ces deux êtres qui ont partagé un bout de vie ensemble, ont en commun un fils Nicolas, mais aussi une grande pratique du dessin, un acte universel qui nous livre l’étrange liaison qu’ils entretiennent avec le monde : un dessin de pensée pour elle, une ode à l’obsession pour lui.

Chez Aline, le dessin est une sphère privée. C’est un geste quasi quotidien qu’elle explore dans le calme de son atelier de Juriens ou dans les retraits de ses nombreux voyages. Elle dessine simplement le monde qui l’entoure : les arbres du verger, les rochers et même les nuages ! Elle ne se soucie pas de représenter le réel mais de le rendre présent. 

Son dessin est empreint d’un rythme, il est un trait qui surgit, un sujet qui raconte l’origine et l’histoire de ses formes céramiques. Il est l’outil qui développera l’espace tridimensionnel sur 2 dimensions. Son langage formel traduit une intériorité d’une grande richesse. 

Pour Arié, le dessin est aussi un flot continu qui habite sa vie. Celle du petit Noé, un homme peu ordinaire, joueur et bohème qui de son histoire et de son exil, filtre une nostalgie saisissante. Ses œuvres sont peuplées de visages curieux au regard tendre et ses silhouettes se répètent dans un univers théâtral et un décor clos. Le trait est sûr, furtif, spontané et impulsif.  Ses dessins sont le récit ou l’accumulation des indices de sa vie mouvementée. C’est un langage poétique où les formes et parfois les mots libèrent le trop plein d’une vitalité étouffée.

Au-delà de la valeur sentimentale et de l’esthétique différente qui accompagnent ces deux artistes, le dessin est ici le témoin d’une respiration intérieure où le trait charge la ligne d’une puissance troublante.

 

Aline FAVRE

Aline Favre fut l'une des protagonistes du renouveau de la céramique suisse et de l'émergence de l'École de Genève, dès les années 1960.

Par son engagement dans l'enseignement, par ses contacts internationaux et par son œuvre, elle contribua à l'animation de la scène céramique suisse. 

La véritable genèse de son travail date des années 1990, période où Aline Favre quitte l’enseignement aux Arts Décoratifs de Genève et s’installe à Juriens (VD) pour se consacrer entièrement à sa création. 

La concentration, le temps et l’énergie qu’elle donne à son travail ne tarderont pas à porter leurs fruits : l’œuvre gagne en ampleur et en vigueur, tout en s’orientant clairement vers un registre sculptural. Ses compositions plastiques, souvent conçues comme une juxtaposition ou une superposition de deux formes, jouent de la tension née d’un équilibre fragile, d’un antagonisme maitrisé (entre le blanc de la porcelaine et le noir du grès coloré, entre le lourd et le léger, le statique et le dynamique.)

Son regard constant et attentif sur la nature enrichit son œuvre. Il passe par la pratique du dessin, un exercice quotidien qui se révèle dit-elle comme une voix intérieure. Elle dessine ce qui l’entoure, objets et paysages. Toutes ces lignes tracées sont des arbres, des rochers… Et dans ces céramiques, ces motifs disparaissent mais la ligne reste.

Arié DZIERLATKA   

Mémoire de Porc Epic

Je rencontre Arié une première fois en 1965. Etudiante en sociologie, je fais des petits boulots pour gagner ma vie. Je suis, entre autres, secrétaire de Jacques Guyonnet, fondateur du Studio de Musique contemporaine. Je tiens la caisse des concerts organisés à la Cité universitaire de Genève. La caisse fermée, je me glisse dans la salle et j’écoute. Je ne connais personne sauf des noms : Dzierlatka, Tabachniik, Stockhausen, Boulez, Les Percussions de Strasbourg, Xenakis, Nono, Berio et Cathy Berberian. J’observe. Arié me repère. Plutôt beau gosse, allure décontractée et regard malicieux. Il m’approche. Qu’est-ce que j’en pense ? Pas grand-chose. Les musiciens essaient de jouer ensemble une musique très difficile… On sympathise de loin en loin, sans plus. Puis je pars à l’étranger.

Au début des années 80, je reviens à Genève. Quinze ans ont passé. Arié est alors un pianiste, compositeur et directeur d’orchestre reconnu. Ses œuvres sont présentées dans de nombreux concerts à Genève, Zürich, Zagreb, Montréal ou Lisbonne. Il a réalisé de nombreuses musiques de film pour de grands réalisateurs (Rohmer, Bresson, Goretta, Tanner, Soutter, Resnais). A Genève, il mène une activité de pédagogue hors pairs. Il donne des cours de piano et écrit des œuvres pour les enfants. Pour eux il a créé les Polyssons, spectacles interactifs consacrés à chaque fois un autre instrument de musique. Filmés par Michel Soutter, ils passent à la TSR. Bref, il est connu comme le loup blanc.

Je retrouve Arié par hasard dans une soirée organisée pour une amie commune. En fin de soirée, dans des vapeurs d’alcool, ça dégénère. Un invité insulte Arié. Ils tentent d’en venir aux mains. Ca m’énerve. Je les menace d’un balai et je les mets à la porte énergiquement. Qu’ils aillent se battre dehors ! Le lendemain matin, Arié me téléphone pour s’excuser. Il souhaite qu’on se revoie. J’accepte ses excuses. Ce sera le début d’une amitié tumultueuse mais indéfectible.

Nous nous rencontrons et nous nous apprivoisons avec tact et prudence. J’aime le jazz, lui aussi. Il improvise sur des thèmes de Thelonious Monk et d’autres. Du côté de la musique classique, il admire Beethoven, Bach et Brahms, bien sûr, mais aussi Webern, Berg. Et surtout Béla Bartók, qui, dénué de romantisme, l’a réconcilié avec la mélodie. J’aime le cinéma, lui aussi. Il me passe des cassettes de ses musiques de film. Ces films, je les ai vu et aimé. Et moi, je fais quoi dans la vie ? Sociologue. Ca fait quoi, une sociologue ? Je lui parle de mon doctorat sur le corps. Son œil s’allume. J’ai trouvé un éditeur et un titre « Cul par-dessus tête, enquête sur les nouvelles pratiques corporelles » et je cherche une illustration de couverture. Il me montre ses dessins et ses gouaches. Magnifiques ! Il va me faire un dessin pour la couverture. Hélas, l’éditeur refuse le titre et le dessin, pour me rappeler que c’est lui qui décide. Dommage…

Après cette tentative de collaboration, on parlera souvent de dessin, d’aquarelle et de peinture. Une de ses références principales sont les œuvres du dessinateur roumain immigré aux USA, Saul Steinberg (1914-1999). Des dessins pleins d’humour, d’ironie et d’affection, au tracé simple parfaitement maitrisé, mélangeant encre de Chine, crayon noir ou de couleurs, aquarelle, fusain, collages, etc. En peinture, les œuvres de son ami Bram Van Velde qui vit à Genève dans les années 60 et les textes de Samuel Beckett - un des rares défenseurs de la peinture de Bram dans « Le monde et le pantalon » et « Peintres de l’empêchement » - sont ses références principales. Arié nouera une amitié forte avec SB, comme il le nommait couramment. Il aimait son humour dévastateur. Il se reconnaît aussi dans la peinture de Van Gogh et le livre d’Antonin Arthaud, « Van Gogh le suicidé de la société » qui sera un de ses livres de chevet. Nos discussions ont lieu autour de bons repas, dont quelques-uns chez son ami Freddy Girardet.

Arié m’a surnommée Porc Epic à partir de mes initiales inversées, PE. Signifiant par là qu’il valait mieux ne pas essayer de m’attraper ? D’éviter de me hérisser le poil ? C’était une marque d’affection.

Aimé ou détesté, attachant ou insupportable, misérable aux allures de clochard ou grand seigneur, égocentrique ou généreux, ours mal léché ou séducteur, Arié n’a laissé personne indifférent.

Dessins Croisés, jusqu'au 23 décembre à la Galerie  Marianne Brand, 20 rue Ancienne et à la Galerie Ligne treize,  29 rue Ancienne 1227 Carouge (Genève) 

Ouvert Me-Je-Ve- 14.30 -18.30 / Sa- Di 11-17