Julien Aubert, Crédits photos ©Emergency

EMERGENCY à Vevey expose Julien Aubert

Nathalie Oberson
8 mars 2018

Julien Aubert - Monisme et cueillette. Pour le retour du printemps, expédition artistique dans la ville riveraine de Vevey, à l'Espace Emergency.

Les expositions qu'il organise s'intéressent à l'art contemporain et rassemblent des artistes suisses et internationaux tels que Simon Rimaz, Rebecca Maeder, Nicole Murmann, Erwin Wurm, Jonathan Monk, Ai Weiwei et Hans Op de Beeck, parmi d’autres. Il débute en organisant des événements, tous les deux ans, dans des lieux désaffectés ou en transition. La nouvelle galerie propose désormais cinq expositions annuelles.

Pour son second choix de l'année, l'Espace Emergency accueille Julien Aubert, artiste suisse né en 1977. « Monisme et Cueillette » propose une présentation poétique, rythmée par des travaux d'atelier et une pièce musicale avec dispositif « Aubert Favre, rêveries en sources », créée conjointement avec Roland Favre. Les clins d'œil sont nombreux et discrets (philosophiques, littéraires, voire sociologiques) et l'artiste nous emmène subtilement dans un univers imagé et cosmique, dans lequel l'infiniment petit et le vertigineusement grand sont en dialogue permanent.

Pour faire plus ample connaissance avec sa démarche, nous avons proposé à l'artiste une discussion autour de cinq questions 

Le monisme est la position philosophique qui affirme l'unité indivisible de l'Être. Pourquoi avoir choisi de l'associer à cette notion de cueillette? Est-ce une façon de proposer un cadre à votre démarche artistique, relativement éclectique?

J’en fais un usage poétique, coloriste, qui désactive le sens purement technique du terme monisme et s’autorise de mentir par omission. J’utilise ce terme en relation avec ma pratique artistique. J’ai voulu faire intervenir cette notion, car elle demande une capacité à aller au-delà des apparences. Le monisme postule une unité de la matière et de l’esprit mais notre expérience quotidienne n’en rend pas vraiment compte. Dans les faits, le titre de l’exposition est une pièce présente dans la galerie, que j’avais nommée « Cueillette et Monisme ». Il s’agit d’une linogravure, produisant par décalque une texture assez homogène de petites sections de lignes tirées des contours d’une photographie prise en forêt. En s'attardant sur l’image, on perçoit, dans l’enchevêtrement des traits, une organisation des feuillages qui diffère en un endroit, où une personne est présente. Aidé par le titre, on comprend l’action de la personne. Ses mains dessinées semblent cueillir le trait du dessin. J’y ai ressenti une poétique de camouflage et de dilution. J'ai décidé que le titre inversé de cette pièce allait devenir celui de l'exposition. En lui donnant une suprématie, alors qu'elle n'est favorisée ni par son positionnement au sein de l'accrochage, ni par sa petite taille, ce choix peut montrer que ma démarche ne vise pas une hiérarchie des formes et des dimensions. Du reste, la photographie choisie pour l'affiche de l'exposition représente une autre pièce. Aussi, l’idée de monisme dépeint des multiplicités qui se simplifient dans une unicité, une substance unique, tandis que la cueillette peut évoquer un individu au sein de multiplicités. Ces directions opposées et la rencontre inattendue de ce couple de termes peuvent prêter à sourire. Je l’espère, car, par ailleurs, la forme du sourire, la parabole formée par la bouche, est une figure simple, commune, que j’aime parfois utiliser dans mes travaux.

Votre exposition mélange musique et arts plastiques. Une pièce sonore sera présentée lors de la soirée de vernissage et un concert marquera le finissage. Pouvez-vous nous expliquer d'où vous vient cette multiplicité artistique? Y a-t-il un lien direct entre ces deux pratiques?

Les deux espaces d’expressions et de jeux que sont la musique et le dessin se sont installés durant l’enfance. Pendant mes études, j’ai parfois lié étroitement les deux disciplines, dans des expériences qui se concrétisaient en installations sonores. J’ai un peu délaissé cet espace commun par la suite, les deux pratiques s’étant polarisées dans leurs codes respectifs. L’activité musicale m’a amené à produire des concerts et des disques, en utilisant les ressorts de la musique techno que sont la répétition et les variations d’intensité. Comme je n’ai présenté publiquement que ma production musicale durant les dix dernières années, ma démarche artistique a pris la forme d’une sorte de journal poétique quotidien, filtre de préoccupations diverses et réflexions autour de l'art, que je partageais avec mes proches. Ce temps a gagné en intensité et une sorte d’arsenal pacifique de pièces s’est constitué. J’ai maintenant l’envie et la nécessité de le dévoiler et de mettre les pièces en relations, sous forme d'expositions. Je remercie les membres de l'Espace Emergency de me permettre de commencer ce processus. Avec le pianiste Roland Favre, nous menons une expérience musicale passionnante, le projet « Aubert Favre ». En mêlant les sons acoustiques à l’électronique, nous obtenons une musique assez atmosphérique. La pièce musicale, qui sera présentée au vernissage, « rêveries en sources », comportera un dispositif de diffusion en trois parties. Des enceintes qui diffuseront des enregistrements au piano à l’entrée de l’exposition feront face à une vitre en vibration. Au sous-sol, un autre système de vibration utilisera la caisse de résonance d’une guitare pour se faire entendre. Afin que le regard sur l’exposition oscille entre neutralité et tensions, nous avons décidé que les diffusions sonores seront ponctuelles et laisseront beaucoup d’espace. Le concert quant à lui sera complètement immersif. 

Certaines de vos pièces exposées sont de grands formats réalisés à l'aide de scotch. Les compositions proposent différents jeux optiques. Est-ce que votre source d'inspiration vient du tape art (art qui consiste à réaliser des oeuvres au moyen de ruban adhésif)? Et comment les situer par rapport à l'Op Art?  

Je ne tiens pas à la référence au tape art et évite d’utiliser le mot scotch, car il s’agit en fait de bande isolante. Dans son usage normal, ce matériau sert à protéger un champ électrique. Cette situation inspire directement la forme vibratoire des planches réalisées. Le rapport collatéral avec l’Op Art donne un prétexte qui permet aux pièces de prendre le costume de la peinture d’art. Sous cet aspect pictural, je ressens la verticalité de ces pièces et les considère aussi comme des présences, sortes de portraits neurologiques. Mais c’est le rapport de l’idée de protection propre au matériau, avec la sensibilité de l’œil qui perçoit, qui m’intéresse, dans un premier temps. Le jeu optique chatouille la rétine. Cet aspect est visible dans d’autres pièces. J’utilise notamment des feutres de protection pour créer des trames de points répétitives aux lignes imparfaites. Clairement visibles sous un angle de vue latéral, les imperfections tendent à disparaître lorsqu’on fait face aux tableaux. Il semble que le regard travaille à créer de l’ordre, et ceci provoque un léger malaise optique. Souvent, lorsque j’utilise une référence à l’Histoire de l’art, comme ici avec l’art optique, j'essaie d'en déplacer le centre d’intérêt. Il en va ainsi d’une série de monochromes que je réalise. Ils constituent des hommages à certains peintres, dont j’ai à chaque fois choisi un autoportrait comme base de travail. En mélangeant l’ensemble des couleurs de l’autoportrait, au moyen de l’informatique, j’obtiens la couleur moyenne du tableau. La teinte obtenue est reproduite en peinture et devient un monochrome. Chacun des monochromes a une dimension proche de celle d’un visage.

Pouvez-vous nous parler de quelques influences ou artistes qui vous suivent depuis votre formation aux Beaux-Arts de Genève?

Je ressens une filiation avec certains professeurs, dont les enseignements continuent à résonner dans ma pratique. Je crois que ma rencontre avec l’art contemporain s’est faite dans la découverte de l’arte povera, dont l’usage des matériaux ainsi que les questions liées aux forces et aux énergies continuent à influencer ma démarche. J’aime généralement les artistes qui attachent de l’importance aux processus dans leur création. L’art est en quelque sorte un instrument d’optique pour moi. Il me permet de filtrer et rendre sous une forme sensible les réflexions que m’amènent mes lectures. Celles-ci incluent la philosophie ou d’autres savoirs, parfois éloignés du champ artistique. Je me sers aussi d’observations faites au quotidien. Je préfère en général les visées de l’expérience et de la poésie à celles de la beauté et de la pureté en tant que telles, et me méfie des dogmes. J’apprécie aussi beaucoup les échanges avec l’entourage, les recherches artistiques qui ne sont pas encore sorties de la fabrique. 

L'interaction du public avec votre travail est une composante importante de votre démarche. Qu'en est-il de la dimension intime? Quel est votre rapport à la création?

Certains psychologues pensent que créer est une façon de maîtriser et d'assainir des névroses. Ainsi, la création artistique deviendrait une fonction vitale. Je trouve intéressant d’inclure cette idée médicinale de la culture et de la créativité, comme une consistance essentielle dans la formation des sociétés. J’aime croire que la culture, à une échelle transgénérationnelle, a fixé des remparts contre une folie et un non sens généralisés, en permettant un métabolisme et des rencontres avec l’altérité, le cosmos. Le partage est ce qui peut rendre utile ma pratique. L’expression artistique est une forme partielle et il me semble que les œuvres ne contiennent pas de sens. Elles sont des outils à disposition entre l’usager et le monde. Le sens peut apparaître dans une confrontation des expériences du spectateur avec la forme qui est proposée et qu’il peut s’approprier. En accrochant une exposition de pièces d’ateliers, comme je le fais ici, je réalise avoir parfois oublié les conditions et les préoccupations précises en jeu, au moment de la réalisation d’une pièce, ce qui me place moi-même à l’extérieur du travail. Ceci permet une lecture et des réflexions renouvelées. Je ressens un émerveillement en constatant que ma création peut devenir autonome.

Nathalie Oberson

Exposition : du 15 mars au 8 avril 2018
Vernissage : le lundi 12 mars 2018 dès 18h00

ouverture : jeudi et vendredi de 14h00 à 18h30
samedi et dimanche de 13h00 à 18h00

www.emergencyartspace.ch - www.einzweidrei.info