Olivier Kaeser © Simon Letellier

Olivier Kaeser, directeur du centre culturel suisse à Paris (CCS)

par Fabien Franco
25 juin 2018

Une vision engagée dans les arts contemporains.

Le CCS est l’antenne de Pro Helvetia en France. Quel est son budget annuel ?

Son budget est d’environ 1,85 million de francs. Fondé en 1985, le CCS a été le premier centre créé à l’étranger par la fondation Pro Helvetia. Il a pour mission de soutenir et diffuser la création contemporaine suisse à Paris. Fait unique, il est pluridisciplinaire, et à ce titre il propose des manifestations dédiées à la danse, au théâtre, à l’architecture, aux arts visuels, à la musique, à la littérature, à la performance, au graphisme. Toutes les expositions, conférences et tables rondes sont gratuites. Sont payants les spectacles de danse, théâtre et musique. Quel que soit le domaine culturel, être programmé au CCS est pour un artiste davantage un tremplin qu’une finalité. Nombre de professionnels du monde de la culture reconnaissent la qualité de sa programmation.

Les coproductions sont-elles fréquentes ?

Nous avons organisé une Dancewalk avec le chorégraphe Foofwa d’Imobilité dans le cadre de la dernière édition du festival Extra Ball. Dans ce cas, il s’est agi d’une coproduction avec le théâtre des Amandiers (Nanterre). Mais ce genre de coproduction est assez rare, et n’est possible que pour des « petites formes ». Le spectacle vivant requiert des moyens que nous n’avons pas. En revanche, nous sommes coproducteurs de la plupart de nos expositions. 

Comment sont sélectionnés les artistes d’art contemporain ?

Nommés en 2008 par Pro Helvetia, nous avons l’entière liberté de la direction artistique du CCS. Nous avons décidé de mettre en valeur les arts exclusivement dans la période contemporaine. Jean-Paul Felley, avec qui j’ai codirigé le CCS jusqu’à son départ en mai (2018, ndr), et moi-même* avons une formation en histoire de l’art. Nous avons commencé à travailler ensemble dans les années 80 et avons visité depuis lors nombre d’ateliers, biennales et foires internationales, expositions, centres d’art et musées. L’acquisition progressive d’une expertise nous a permis d’affiner nos choix et de pouvoir les expliquer.

Vue de l’exposition corporel / körperlich de Miriam Cahn, septembre - décembre 2014 © Marc Domage

Vous avez pu compter sur votre expérience et votre connaissance de l’art mais aussi sur des réseaux suisses existants. Quels sont-ils ?

Il y a bien sûr les relations avec les institutions suisses telles que musées, centres d’art ou fondations, mais aussi les relations personnelles avec les artistes qui se sont tissées au fil des années. Au CCS se côtoient des artistes que nous connaissons de longue date et de nouveaux artistes plus ou moins jeunes que nous découvrons. L’exposition actuelle est consacrée à Urs Lüthi, artiste de 71 ans, grande figure de l’art contemporain suisse et pourtant ne jouissant pas d’une très bonne visibilité en France. Cet automne, nous exposerons deux artistes, respectivement Shirin Yousefi et Gina Proenza, pour ce qui sera leur premier solo institutionnel. En tant que coproducteurs des expositions, nous pouvons présenter des pièces inédites d’un artiste suisse reconnu par exemple. Cette capacité à proposer de l’inédit dans le contexte parisien et français et aussi dans le contexte suisse élargi, nous permet d’étonner nos confrères des deux pays. Ce que nous aimons particulièrement.

Comment votre extraterritorialité influence-t-elle vos choix artistiques ?

Certaines expositions n’auraient pas de sens à se dérouler en Suisse, par exemple si l’artiste y jouit d’une grande visibilité. Il y a des cas inverse. Par exemple, nous présentons actuellement une exposition de Batia Suter (du 9 juin au 15 juillet 2018). Cette artiste suisse originaire de Zurich vit depuis plus de vingt ans en Hollande. Elle n’a pratiquement aucune visibilité en Suisse alors qu’elle bénéficie de deux expositions personnelles en ce moment à Paris : au CCS et au Bal (jusqu’au 26 août 2018). Elle a récemment été nominée au Deutsche Börse Photography Foundation Prize 2018, prix important de la photographie européenne, et a été exposée jusqu’au 3 juin à la Photographers’ Gallery à Londres. Tout d’un coup, une forte actualité entoure cette artiste pratiquement inconnue en Suisse. 

Comment considérez-vous la visibilité des artistes suisses à l’étranger ?

Elle est très bonne et pour plusieurs raisons. La concentration des lieux dévolus à l’art  en Suisse est énorme, et de nombreuses possibilités de soutien existent. Des prix, des bourses, des résidences, des aides à la production, et cela à tous les niveaux, que ce soit à l’échelle de la commune, du canton, des instances fédérales. Un artiste suisse peut décrocher une résidence à New York, Paris, Rome, en Asie et en Amérique latine. Les Prix contribuent à la production d’œuvres. Par ailleurs le pouvoir d’achat moyen d’un Suisse est supérieur à celui d’un Italien ou d’un Français, ce qui favorise les voyages et permet de s’informer, visiter les musées, faire des rencontres. Pro Helvetia apporte un soutien conséquent à la fois financier et d’accompagnement personnel aux artistes suisses, surtout pour leurs projets à l’étranger. Tout cela concourt à donner de la visibilité à nos artistes.

Vue de l’installation des Frères Chapuisat coproduite par le Centre culturel suisse à Nanterre-Amandiers pour les 10 ans du festival Extra Ball, avril-mai 2018 © Martin Argyroglo

Au sein du CCS, les frontières linguistiques sont-elles de mises ?

Le Röstigraben, cette frontière linguistique entre les langues latines et les langues germaniques, est indiscutable. Non seulement elle est linguistique et culturelle mais aussi elle relève presque d’une différence de compréhension du monde. En 1991, Ben montrait son œuvre au pavillon suisse de Séville, intitulée « La Suisse n’existe pas ». Ce n’est pas tout à fait faux. Le Centre culturel suisse à Paris présente des artistes issus de toutes les régions linguistiques, mais pas avec la même fréquence selon les domaines. Par exemple, peu de compagnies théâtrales suisses alémaniques tournent en Suisse romande ou en France, pour des raisons linguistiques bien sûr. Et pourtant, nous avons accueilli récemment une compagnie de théâtre en provenance de Zurich, Phil Hayes. Dans les arts plastiques, les barrières sont moindres et nous présentons indistinctement des artistes romands et alémaniques, mais en revanche, peu d’artistes tessinois tout simplement pour des raisons démographiques. Et bientôt nous accueillerons Alexandra Bachzetsis, une chorégraphe et artiste implantée à Zurich à qui l’on réserve un espace d’exposition. Là encore l’exposition sera inédite.

Chose rare : vous avez la connaissance des différentes sphères culturelles.

Il faut être polyvalent et constamment en alerte mais c’est absolument passionnant. Chaque milieu évolue très vite et nos interlocuteurs changent régulièrement. Il faut donc se tenir informé des nouvelles prises de fonction pour pouvoir assumer notre mission avec efficacité. Notre veille est permanente et nous rencontrons énormément de personnes. Il nous faut aussi bien avoir la connaissance de ce qui se passe en Suisse qu’à Paris et ensuite mettre en relation les bonnes personnes en fonction des intérêts de chacune d’entre elles. Avec le temps, nous avons établi des contacts privilégiés et personnalisés.

En quoi le fonctionnement des institutions suisses et françaises diffère-t-il ?

En France, tout vient du haut. Le ministère de la culture, les régions, les départements, les agglomérations puis les municipalités vont décider de la création de l’outil culturel. En Suisse, c’est l’inverse : nombre de projets voient le jour par la base, c’est-à-dire par la structure associative. Par exemple, les Kunsthallen de la Suisse alémanique sont nées à partir de structures associatives (Kunstverein) mises en place par les artistes. Quand le Palais de Tokyo (centre d’art contemporain inauguré en janvier 2002 par Lionel Jospin, ndr) a ouvert ses portes en 2002, la presse avait mentionné le fait qu’il avait été créé sur le modèle des Kunsthallen suisses ou allemandes, or, en ce qui concerne son processus de création, c’était totalement l’inverse puisque la décision était venue du ministère de la culture.

Cette différence fondamentale est l’une des plus significatives. Toute la société française fonctionne selon ce schéma vertical, un schéma que l’on retrouve en politique et qui distingue fortement la Suisse et sa culture du compromis de son pays voisin. En résumé, la Suisse est le pays de la concertation, la France, le pays de la confrontation. Bien sûr se pose aussi la question de la taille. À Genève il est sans doute plus aisé d’entrer en relation avec la personne qui va faire avancer son dossier ; à Paris, les strates administratives sont beaucoup plus nombreuses.

Alexandra Bachzetsis, An Ideal for Living, exposition à venir du 8 septembre au 9 décembre 2018 © Blommers & Schumm

Quel bilan pouvez-vous faire de ces dix années passées au CCSP ?

Après avoir connu la pluridisciplinarité, il me sera difficile de ne m’attacher qu’à un seul domaine culturel. Je réfléchis désormais d’une manière transversale. Quand j’envisage l’organisation d’une exposition thématique, immédiatement, je pense élargir le champ de recherche en y incluant la performance, la danse, etc. Les formes hybrides, de plus en plus prises en compte par les institutions, ouvrent de nouvelles perspectives tant esthétiques que pratiques. Chaque discipline requiert ses propres moyens spatiaux et techniques, or l’outil culturel n’est souvent pas adapté à la pluridisciplinarité. Comment aujourd’hui le faire évoluer ? Voilà l’un des sujets qui mobilise actuellement ma réflexion.

Cette hybridation n’est-elle pas déjà à l’œuvre dans certains lieux culturels ?

Certains musées et espaces d’expositions d’art contemporain s’inscrivent dans cette logique d’art plastique ouverte qui, sans cesse, va porter son regard ailleurs, défrichant des terrains se situant à la lisière d’autres disciplines. La transversalité était déjà à l’œuvre chez les dadaïstes, au Bauhaus ou au Black Mountain College. Dès 2012, la Tate Modern à Londres a ouvert The Tanks, nouvel espace dédié aux arts performatifs, posant la question de la performance et de la typologie des espaces pouvant l’accueillir. Comment acheter la performance et ensuite comment la « rejouer » ? Autant de questions que pose la pluridisciplinarité.

D’après vous quels thèmes traversent les arts contemporains ?

La question du corps, de l’identité sexuelle, du queer issu des genders studies, se retrouve dans la littérature, le cinéma, la danse, les arts plastiques. Le lien avec la nature est un autre thème transversal dans les recherches des plasticiens, des cinéastes, des performers et des chercheurs en sciences sociales. La question du politique interroge, du post-colonialisme aux migrations actuelles, une question traitée de plus en plus fréquemment dans les  biennales d’art contemporain. On pourrait sur ce thème mettre en parallèle le metteur en scène Milo Rau et le plasticien Thomas Hirschhorn dont les œuvres respectives témoignent de leur engagement dans les questions politiques contemporaines.

Vue de l’exposition PerformanceProcess, septembre – décembre 2015 © Marc Domage

Quelles ont été vos expositions les plus marquantes ?

Chaque exposition est une aventure singulière, parce que chaque artiste a son monde et sa manière de travailler. Parmi les 75 (ou 91, selon la manière de compter) expositions réalisée en dix ans au CCS, citons en trois : les Frères Chapuisat en 2011, projet fou construit sur place en deux mois par six « frères », qui a beaucoup contribué à déclencher plusieurs autres expositions en France.  Ce printemps, le CCS a coproduit un nouveau projet des Chapuisat, leur premier sur un plateau de théâtre, à Nanterre-Amandiers dans le cadre du festival Extra Ball. Miriam Cahn en 2014, un travail d’une incroyable intensité ; cette exposition a été une étape importante dans le processus de redécouverte de ce travail qui a notamment été présenté à la Documenta en 2017. Et PerformanceProcess, une approche subjective de la performance en Suisse de 1960 à nos jours, présentée en 2015 sous forme d’exposition collective contenant aussi douze solo shows temporaires et une quarantaine de performances, que nous avons rejouée avec trois institutions partenaires à Bâle en 2017.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

J’ai plein de rêves, d’idées, d’envies, de débuts de projets sur lesquels j’ai hâte de travailler, mais c’est encore très ouvert. Quoi qu’il en soit, je prévois de continuer une activité très engagée dans les arts contemporains.

* Le mandat de direction du CCS à Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser est de 10 ans, d’octobre 2008 à septembre 2018. Jean-Paul Felley a quitté le CCS en mai 2018 pour aller diriger l’ECAV à Sierre. Olivier Kaeser termine seul le mandat au CCS et fait la programmation de l’automne 2018.

CCSParis

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