Vincent Du Bois, sculpteur

par L'Art à Genève
27 novembre 2018

La pierre n’est de loin pas toujours présente dans mon travail car pour chaque projet je préfère trouver le matériau le plus apte à servir l’idée.

 

Vincent Du Bois, vous êtes artiste contemporain avec une formation de sculpteur sur pierre, expliquez-nous d’où vous vient cette combinaison ?  

La branche italienne maternelle de ma famille taille la pierre depuis plusieurs générations. C’est aussi une tradition de sculpteurs et d’artisans indépendants qui s’est perpétuée. J’ai été assez tôt sensible à ce matériau et j’ai voulu apprendre sérieusement ce métier afin d’être techniquement le plus libre possible. D’un autre côté, très jeune j’ai eu l’envie de m’investir dans mon époque. C’est un peu le versant politiquement engagé de ma personnalité. J’ai en fait depuis toujours essayé de marier ces deux aspects dans mon travail,  à savoir la pratique d’un matériau ancestral combiné à un regard critique et engagé sur l’évolution de la société, donc forcément contemporain. C’est un peu une marque de fabrique d’ailleurs cette volonté d’harmoniser des exigences pratiques et théoriques.

Le fait qu’il y ait toujours eu des artistes et des œuvres autour de moi a été une source d’inspiration de plus sur laquelle j’ai pu m’appuyer.

En lisant votre biographie on découvre plusieurs noms marquants de l’art suisse, comme Robert Hainard et Albert Anker. Pensez-vous que ce sont des influences fondatrices dans la construction de votre identité artistique, et si oui pourquoi ?

Je ne crois pas à l’hérédité du talent mais plutôt à l’héritage culturel. Cependant les traditions qui se tissent au sein des familles sont composées de facteurs multiples et complexes. Chaque descendant(e), n’en filtrera pas les mêmes aspects et ne reprendra pas les mêmes flambeaux, mêmes si ceux-ci sont des traits identitaires importants du milieu initial. Et c’est tant mieux car c’est pour cela que nous sommes tous différents.  Donc, en ce qui me concerne, la seule chose dont je suis à peu près sûr c’est qu’il y a eu une tranche de mon enfance durant laquelle j’ai été très observateur, un peu par survie ou par défense, car je me sentais fragile. Et le dessin a été très tôt un moyen simple et efficace pour analyser mon entourage, structurer ma compréhension du monde et développer de l’aisance à vivre. Ma sensibilité artistique ne vient peut-être que de là. Le fait qu’il y ait toujours eu des artistes et des œuvres autour de moi a été une source d’inspiration de plus sur laquelle j’ai pu m’appuyer. Ce qui compte c’est de se fabriquer des outils pour s’aider à grandir. Décider d’utiliser ces outils pour fabriquer un travail artistique, c’est encore autre chose.

L’art, choix ou vocation ?

J’ai un peu de difficulté avec l’idée que les artistes seraient des êtres à part ou qu’un flux différent s’écoulerait dans leurs veines. Je pense plutôt que chacun de nous peut enclencher à tout moment un rapport créatif au monde. Que cette création soit talentueuse ou pas est une autre question, qu’il appartient d’ailleurs aux autres de juger. De ce point de vue l’art est un choix. Cependant votre question pose en fait la question du libre arbitre, grande et récurrente question en philosophie, qui est beaucoup remise en question par l’actuel développement des neurosciences. En effet, ces dernières amènent de plus en plus d’éléments dans le sens de l’absence du libre arbitre, via le réseau de neurones qui nous oriente et nous guide bien avant toute émergence à notre conscience. Je ne sais donc pas répondre à cette question car je ne sais pas quelle part consciente-décisionnelle à fabriquer qui je suis. Les découvertes sur le cerveau sont à mon sens vertigineuses car on a de plus en plus de mal à savoir de quelles parts de choix ou de liberté nous disposons et quelle place a le hasard dans un parcours de vie. Cette notion de hasard est d’ailleurs beaucoup combattue par les nouvelles technologies et cela me passionne.

Cerveau cubique - "To be or not to be" -  marbre de Carrara- 2018

C’est d’ailleurs à mon sens une des grandes vocations de l’art que de participer à réfléchir aux profonds mystères qui nous ont fait naître.

Justement, bonne transition, parlez-nous brièvement des thèmes qui vous occupent en sculpture. Quels étaient-ils à vos débuts et vers quoi ont-ils évolués ? Y a-t-il des thèmes récurrents ?

Un mélange des deux. Je navigue depuis toujours entre deux grands groupes de thèmes. Le premier est récurrent et touche à la question de notre rapport à l’inconnu et aux mystères des choses (néant, univers, big-bang). C’est un peu pompeux à dire comme ça, mais j’ai toujours été fasciné par la cruauté de notre finitude versus l’échelle infinie qui nous cerne. Ce sont des thèmes aussi inépuisables qu’enivrants qui laissent beaucoup de place à l’interprétation et l’intuition. En cela, ils sont un tremplin poétique. De plus, ces thèmes sont aussi des terrains de recherches très érudits et sérieux qui m’ont souvent valu l’occasion et le plaisir de collaborer avec des scientifiques. C’est d’ailleurs à mon sens une des grandes vocations de l’art que de participer à réfléchir aux profonds mystères qui nous ont fait naître. Le second groupe de thèmes est plus politique car il est lié à l’observation de l’évolution de la société. Un sentiment citoyen qui consiste à  proposer du recul. Nos rapports à l’environnement ou à la révolution numériques sont ceux qui m’inspirent le plus. 

Vos derniers travaux en effet semblent beaucoup porter sur nos rapports à l’univers digital. D’ailleurs votre essai « La main et l’art contemporain » (Ed. Slatkine 2016) questionne notre rapport au corps dans un monde qui se numérise. Pourquoi cette opposition corps-technologie ?

Je pense qu’il serait sain pour tous de parvenir à harmoniser ces rapports. Cependant la révolution numérique impose deux paramètres qui sont compliqués à intégrer pour le corps. Le premier est la sur-sollicitation de la vue qu’imposent les écrans. Une distance toujours plus systématique s’établit donc entre la matière et sa transposition virtuelle, et cette distance se fait au détriment des sens de proximité comme le toucher. Le second paramètre est le lot d’abstraction que véhiculent les nouvelles technologies. L’abstraction en soit n’est pas un problème, car la capacité à formuler une pensée symbolique est la marque même du cerveau d’homo-sapiens, mais c’est plutôt le fait de dépendre de la dimension virtuelle qui forge un socle très nouveau à notre rapport au monde. Depuis la révolution cognitive d’il y a 70'000 ans, les humains n’ont cessé d’inventer et d’innover à un rythme exponentiel. La révolutions agricole (-12'000 ans) et la révolution industrielle (Renaissance) se sont bâties sur de fortes valeurs abstraites, mais ces dernières étaient au service de la matière. La révolution numérique parvient a fonctionner pour elle même, toujours plus détachée des anciens ancrages mécaniques qui nous ont servi de repères pendant des millénaires. Il est ainsi évident que le monde virtuel que nous bâtissons à grande vitesse posera des problèmes au corps et ses impératifs biologiques.

Si la technologie et le progrès sont une constante de notre évolution, faut-il lutter contre ? Et dans votre cas, y a-t-il une nostalgie du genre  « c’était mieux avant » ?  

Je n’éprouve pas de nostalgie car au contraire je trouve l’évolution passionnante. On dénombre quatre grandes révolutions dans l’histoire de l’humanité et la révolution numérique est la dernière en date. C’est donc à mon avis une chance de pouvoir vivre l’une d’elle. Pourtant la vivre signifie aussi s’y impliquer. Le lot quotidien de nouveautés qu’elle charrie est attractif et ne pas y céder signifie se marginaliser. Toutes ces innovations sont attrayantes et donc s’insinuent un peu sournoisement en nous. Je ne sais pas si nous sommes un peu envoûtés par ce nouveau chant des sirènes, mais il en ressort un certain manque de combativité de la part des citoyens et des Etats. Au fond le paradoxe glaçant des nouvelles technologies réside à mon sens dans le fait que, d’une part, elles ouvrent des possibilités aussi vastes qu’extraordinaires mais que, d’autre part, la direction que prennent ces innovations sont dictées par les investisseurs privés et non les communautés. Le marché s’étant établi comme acteur principal de tous les échanges, la recherche dépend de la sphère financière et subit donc la nécessité du retour sur investissement. Appuyé par la récolte des données que chacun de nous participe à fournir via notre connexion quotidienne aux structures numériques qui tissent nos relations privées comme professionnelles, le monde se mute en super-marché. Tout cela manque d’idéal et d’éthique.

La pierre n’est de loin pas toujours présente dans mon travail car pour chaque projet je préfère trouver le matériau le plus apte à servir l’idée.

Vous n’avez pas encore parlé de pierre ou de marbre qui est sensé être votre matériau de prédilection. Comment s’insère ce matériau dans vos préoccupations sur ces questions d’évolution de nos rapports à la technologie?

La pierre n’est de loin pas toujours présente dans mon travail car pour chaque projet je préfère trouver le matériau le plus apte à servir l’idée. Je pars donc de l’idée et non du matériau. Mais la pierre est mon port d’attache. J’ai besoin d’y revenir tout le temps. De plus, la pierre me fournit une base de dialogue idéale pour évoquer les relations entre corps et technologie. Via le savoir-faire qu’exige la manipulation de ce matériau, j’ai l’occasion de confronter la pierre à l’abstraction numérique et forcer des alliances un peu innovantes. Je peux d’une part, défendre le travail de la main et donc du toucher et, d’autre part, utiliser la technologie numérique pour l’allier à certaines productions. Cela peut occuper autant mon travail d’artisan que mon travail d’artiste. Ainsi, en confrontant la pierre à l’évolution de l’outillage, j’ai l’occasion de mélanger passé et présent. De plus, j’ai beaucoup de plaisir à pousser ce dialogue jusqu’au paradoxe. En effet, exprimer la virtualité via le marbre peut apparaître contradictoire, mais réaliser des cerveaux ou des qrcodes en marbre  m’ont permis de communiquer mes idées de façon plutôt efficaces.

Pour conclure, en deux mots quels sont les projets en cours ?

Comme toujours j’alterne des projets qui défendent le travail de la main et des recherches plus virtuelles. J’ai dans mon atelier un mélange de choses en cours. En deux mots, par exemple, suite à un concours, je réalise le portrait en pied de Pierre de Coubertin pour le nouveau bâtiment du CIO, et parallèlement j’ai un contrat d’artist in lab, avec le centre interfacultaire en sciences affectives (CISA) de l'Université de Genève, dans le cadre duquel je réalise des œuvres autour des théories de la conscience *.

(* CISA UNIGE, campus Biotech, directeur, le Professeur David Sender et recherche sur la conscience du professeur  David Rudrauf).