Tony Oursler, Monsters 2005, photo©vanna kara

Editions Take5

par Vanna Karamaounas
14 mars 2019

Céline Fribourg, fondatrice des éditions Coromandel et des éditions Take5, revendique une ouverture particulière en matière éditoriale. Réinventer le livre dans tous ses aspects, en symbiose avec notre époque.

Céline, quand avez-vous créé les éditions Take5 ?

J’ai créé les éditions Take5 en 2005, dans le but d’éditer des livres de bibliophilie qui réunissent les talents des plus grands artistes contemporains en fonction de leurs affinités en matière d’art, de littérature, de design et de graphisme.

J’ai en effet souhaité prolonger l’activité des éditions Coromandel, que j’avais fondé en 1995 avec deux associés parisiens, et que je gérais alors depuis New York.

Cela fait donc plus de 20 ans que je publie des livres d’artistes !

Comment vous est venue cette passion de l’édition ?

Depuis toute petite j’aime les mots, les images et les livres.

 © Angélique Stehli, Madame Figaro

D’où vient le nom de l’édition ?

Au delà du rythme qu’il induit à travers la référence à la composition de Dave Brubeck,  « Take5 » sous-entend que pour apprécier un livre il faut prendre cinq minutes au moins, faire une pause, contempler et réfléchir. Cette démarche va à l’encontre d’une époque où beaucoup de choses sont immédiates, et dans laquelle nous sommes bombardés en permanence par les mots et les images.

Le chiffre 5 fait également référence aux cinq continents, d’où viennent les intervenants des livres et aux cinq sens, qui sont sollicités dans ces éditions.

Le chiffre cinq est le symbole de l’Homme. L’humain possède 5 doigts à chaque main et cinq membres (l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci) : la tête, les bras et les jambes. Les cinq points forment les 5 pointes d’une étoile, mais aussi les 5 côtés et les 5 angles du pentagramme. Il s’agit de la communion parfaite entre le carré et le cercle ; une harmonie totale, un équilibre idéal.

Le cinq symbolise ainsi la quête humaine de sa propre pierre philosophale, son véritable moi.

Graphiquement, le cinq est constitué de deux perpendiculaires et de 3/4 d’une sphère. Il s’agit d’une association parfaite entre masculin et féminin.

Comment faites-vous le choix d’une collaboration avec un artiste ?

C’est d’abord un choix de cœur pour un artiste dont l’œuvre me touche particulièrement et qui aborde des sujets que j’ai envie d’explorer.

Et aussi une réflexion sur la place éventuelle de cette œuvre dans l’histoire de l’art.

Combien de temps prend la réalisation d’un livre ? 

Entre un et trois ans.

Eros et Pulsion de Mort, Argent de Nuage, Un Sentiment Empoisonné © A. Wetter

Contactez-vous différents artisans pour créer le livre d’art ?

Oui, chaque livre fait l’objet d’une alchimie entre les travaux d’écrivains, graphistes, artistes et les livres sont tirés à une trentaine d’exemplaires, réunissant des tirages originaux réalisés par des photographes contemporains, des textes inédits écrits par des écrivains vivants renommés. Les boîtiers de ces livres sont créés par des designers contemporains dont l’influence sur l’esthétique de notre époque est déterminante. Un soin extrême est apporté à la fabrication de chaque livre : chaque détail est pensé, le choix des matériaux fait l’objet d’une attention toute particulière. Les artisans les plus expérimentés sont sollicités, qu’il s’agisse d’utiliser des techniques anciennes ou d’avoir recours aux dernières technologies. Les artistes ont carte blanche et leurs instructions en matière de réalisation sont scrupuleusement respectées.

Combien de livres avez-vous créés en 22 ans ?

 24 livres

Qui sont les artistes ? Des artistes plasticiens, mais également des photographes ou des designers ? Comment les choisissez-vous ?

Le choix éditorial de Take 5 consiste à proposer des associations originales entre artistes et écrivains venant d’horizons culturels ou sociologiques complètement différents mais ayant des sensibilités communes. Les livres naissent de cette collaboration et s’articulent autour d’une idée ou d’un thème que je propose et que les artistes ont à cœur d’explorer. Nous intégrons ensuite au sein du livre les différents travaux des intervenants, jusqu’à ce que les mots soient indissociables des images, tout en respectant l’intégrité de chaque création. Le design et le graphisme sont novateurs et ne se limitent pas aux outils traditionnels des livres de bibliophilie. Les designers sont choisis parmi les grands noms du design (Ettore Sottsas, Ron Arad, les frères Bouroullec, les Radi Designers).

Les éditions Take 5 revendiquent une ouverture particulière en matière éditoriale : le recours à tous les genres littéraires, même rarement utilisés dans le livre d’artistes (nouvelle policière, essai scientifique, poésie ou littérature enfantine par exemple). Les ouvrages visent à livrer un état fidèle de la photographie contemporaine dans toute sa diversité : diversité des styles et des techniques, puisque cohabitent plasticiens, reporters, vidéastes ou cinéastes.

En rassemblant, dans un même livre, des intervenants venant de pays différents, en publiant les textes littéraires en plusieurs langues et en exposant les livres de façon la plus internationale possible, les éditions Take5 cherchent à présenter différentes perspectives culturelles.

Citez-nous quelques noms ?

Beyrouth, une collaboration triangulaire entre Wajdi Mouawad, Gabriele Basilico et Robert Stadler sur le thème de la guerre, Book of Chastity, un échange entre Ernesto Neto et Tom Mc Carthy sur le thème de l’obsession, Enveloppe Moi, une correspondance épistolaire mystérieuse entre Annette Messager et Jean Philippe Toussaint (livre réalisé pour le MoMA), plus récemment Un Etat d’Esprit Fusionnel, un rapprochement des œuvres de Siri Hustvedt et d’Idris Khan sur le thème de l’Etat d’Esprit. 

Beyrouth

Annette Messager, MoMA

Des livres d’art au tirage limité, une œuvre d’art en soi pour chaque publication signée et numérotée. 

Combien éditez-vous d’exemplaires pour chaque livre ?

Les livres sont publiés en trente exemplaires et contiennent tous des tirages photographiques originaux signés. L’implication des artistes qui participent au livre est directe et importante.

Lorsque vous avez décidé du nombre d’exemplaires, sont-ils tous édités en une fois ou au fur et à mesure des commandes ? 

Les livres sont imprimés en une fois, car ce qui est complexe est le lancement des rotatives d’impression et le contrôle des couleurs. Les boîtiers des livres, souvent réalisés de manière très artisanale, sont souvent produits à travers le temps, et les livres sont assemblés au fur et à mesure des commandes.

Votre implication est grande aussi puisque vous choisissez les artistes et les artisans, les designers et les graphistes, les textes littéraires, les papiers avec leurs textures et leurs couleurs, puis en fin de production vous assemblez vous-même avec soin chaque ouvrage. Parlez-nous de votre rôle majeur et multiforme dans cette passion ?

Effectivement, je m’implique totalement dans chaque phase du projet. Lorsque j’entreprends un livre, cela devient un peu une obsession !

©vanna kara

Au delà de coordonner les travaux des différents participants, je leur propose également des idées que je leur soumets régulièrement et que nous incorporons parfois au projet. La réalisation du livre est basée sur une discussion ouverte et continue.

Je dessine même parfois les maquettes que nous étudions avec les graphistes, je choisis des papiers, les matériaux…

©vanna kara

©vanna kara

Laissez-vous l’inspiration libre à l’artiste ou avez-vous au préalable élaboré un concept pour chaque artiste, pour chaque livre ? 

Les livres sont créés sur la base de longues discussions avec l’artiste et l’écrivain. Les sujets qu’ils explorent évoluent parfois au fil de leur réalisation et au regard de cette dynamique de collaboration.

Comment procédez-vous ?

Nous procédons par étapes, et dans un dialogue permanent. Les projets ont leur propre rythme de maturation et de développement.

Esquisse boitier livre ©Ernesto Neto

Comment vous différenciez-vous des autres éditeurs ?

Dans plusieurs livres édités par Take5, le lecteur est confronté à un boîtier à l’architecture extrême. Par exemple, le boîtier du livre Beyrouth, dessiné par Robert Stadler, évoque des plaques tectoniques, menacées d’instabilité par l’exil et la guerre civile. 

Pour parvenir à ces effets, de l’ordre du merveilleux, les plus grands artisans et les designers les plus innovants sont mis à contribution pour la réalisation du livre. Cet accent mis sur l’intégrité du design et la valeur du design différencie la démarche des éditions Take5 de celle de la plupart de leurs contemporains, pour lesquels la technicité ou l’artisanat sont étrangers à l’artiste et donc suspects par définition. Je valorise au contraire cette chorégraphie. Chaque livre étonne par sa forme, son contenu, avec toujours cette volonté de représentation multiculturelle.

Vous pénétrez à chaque fois dans un nouvel univers et nous surprenez par votre inventivité. Parlez-nous de votre dernier livre d’artiste, dans une boîte en ardoise, avec une lecture superposée en braille, Un état d’esprit fusionnel, de Idris Khan et Siri Husdvedt ?

 

Le livre d’artistes Un état d’esprit fusionnel, explore la nature mystérieuse et mouvante de la psyché humaine. En liant l’esprit à l’âme, il cherche à ouvrir une fenêtre symbolique pour aller au delà de ce qui est regardé et explorer ce qui est ressenti.

Le texte de Siri Hustvedt questionne notre capacité à comprendre nos propres états d’âme, en exposant la complexité et la versatilité de nos émotions. Peut-on véritablement cerner un état d’âme, le nôtre ou ceux des personnes qui nous entourent ? Est-il l’empreinte d’un moment déterminé, ou la sédimentation d’émotions à travers le temps ? Peut-on légitimement dire que l’on connaît quelqu’un « par cœur » ? Peut-on toujours établir une connexion profonde avec les autres, ou nous illusionnons-nous ?

La synesthésie (du grec  Greek σύν syn, "ensemble", and αἴσθησις aisthēsis, "sensation") est un phénomène neurologique selon lequel la stimulation d’un canal sensoriel induit automatiquement d’autres sensations de nature différente. 

Siri Hutvedt, qui enseigne la neurologie et la psychiatrie au Weil Cornell Medical College à NYC, démontre comment, à travers son texte, la synesthésie permet de comprendre la nature mouvante de nos impressions. Malgré tous nos efforts pour décomposer nos experiences à travers le prisme des sensations physiques et psychiques qui les constituent sur le moment, nous arrivons souvent à la conclusion que l’expérience est aussi façonnée par l’accumulation dans le temps de ces sensations.

Les volutes blanches des photographies d’Idris Khan, intitulées “White Windows” semblent symboliser ces différentes strates de notre psyché. Du point de vue de la représentation littérale, ces photographies représentent des vitrines opacifiées par des panaches de peinture blanche. D’un point de vue symbolique, elles évoquent également les méandres du cerveau, et la nébulosité des émotions de l’homme. L’artiste brouille les pistes en jouant avec l’opacité et le reflet, et semble arrêter le temps. En effaçant la frontière entre le permanent et l’impermanent, ce qui est révélé et ce qui est caché, il transforme l’instantané en intemporel. 

En soulignant la beauté de quelque chose qui est habituellement considéré comme anecdotique ou incohérent, Idris Khan souligne l’importance d’un regard qui ne s’arrête pas aux apparences, et cherche la présence dans l’absence.

Les photographies “White Window” ont la texture de dessins au fusain. Leur velouté, leurs noirs profonds et spirales degradées évoquent l’abstraction des peintres chers à Idris Khan comme Agnès Martin ou Cy Twombly. Le thème de la répétition, central dans son oeuvre nous rappelle ici que l’homme, contrairement au créateur, ne peut que chercher à se rapprocher de la perfection par des tentatives successives.

A la manière des tâches d’encre du test de Rorschach, les photographies d’Idris Khan nous invitent à une rêverie introspective: Dans quelle mesure l’engagement du spectateur façonne-t-il l’objet qu’il regarde? De quelle nature est le regard de l’Autre, connu ou inconnu? Dans cette perspective où les perceptions des uns et des autres se rencontrent et se mêlent, les notions d’individualité et de temps disparaissent.

Le livre, en plaçant ces photographies dans un contexte multi-sensoriel et multiculturel, emprunte une trajectoire Duchampienne, de confrontation libre pour atteindre une vision universelle de la nature de la perception humaine. Selon l’idée post-moderne que nous sommes constitués de langages, donc que nous ne sommes pas une personne mais plusieurs (en référence aux travaux de Deleuze ou de Guattari), nos identités sont mouvantes et évoluent à travers le temps.

Pour cette raison, j’ai tenu à ce que texte de Siri Hustvedt ait ici été traduit en français, en braille et en Urdu, l’une des langues maternelles de l’artiste.

Nous avons, avec le studio Nordsix, retranscrit cette experience multisensorielle dans le graphisme des pages. Différents papiers aux textures surprenantes, la plupart japonais, offrent des nuances infinies de gris, évoquant la multiplicité de nos états d’esprit. La version anglaise du texte joue avec la transparence du papier pour créer par superposition des tableaux sans cesse renouvelés par des paragraphes mouvants, symboles de la synchronisation de nos états d’âme. La traduction du texte en Urdu a été sérigraphiée sur un papier gris foncé à la texture de tissus et explore la répétition de la ligne à travers la page. 

Enfin, pour le dernier cahier du texte qui rassemble les traductions en français et en braille, le studio Nordsix a inventé et dessiné une police qui surimpose le braille à notre alphabet afin de permettre aux lecteurs voyants et non-voyants une lecture simultanée du texte. Cette partie du livre est imprimée en offset et vernis, afin de préserver la dimension tactile du braille.

Toutes ces versions du texte renvoient à différentes experiences et perspectives, qui finalement sont interconnectées.

Le boîtier du livre, que nous avons conjointement conçu avec l’artiste, fait d’ardoise et de bois, évoque un codex minéral. Il abrite une tablette de céramique mystérieuse, créée par l’artiste, qui évoque la surface mouvante de l’eau et laisse entrevoir quelques phrases difficilement lisibles. En contemplant la surface de cette plaque de céramique qui reflète notre image en la déformant, on essaie de déchiffrer un message codé sans cesse mouvant. Il nous rappelle l’importance du langage qui entremêle autant d’états d’esprits changeants.

Comment sont financées les éditions ?

Les éditions s’autofinancent, l’objectif étant que les recettes de chaque livre puissent servir à financer le suivant. Pour cela je ne peux pas avoir d’équipe, ni d’espace dédié, et dois effectuer moi-même toutes les tâches relatives au projet, de l’assemblage des livres à la comptabilité. 

Y-a-t-il un marché pour ce genre de livre original et audacieux ? Qui les achète ? Qui sont vos clients ?

Même si je constate un regain d’intérêt pour le medium du livre, on ne peut pas parler de démarche « commerciale ». Il s’agit avant tout d’une passion, qui donne lieu à des œuvres. Mes livres sont achetés pour moitié par des musées pour leur collection et pour moitié par des collectionneurs d’art ou des bibliophiles. Je pense dans le temps la valeur de tels livres devrait être appelée à croître.

Faites-vous partie d’un réseau de distribution ?

Les livres sont avant tout des œuvres, les éditions sont confidentielles alors il n’est pas vraiment faisable d’avoir un réseau de distribution standard. J’organise des présentations ponctuelles des livres dans les musées, de préférence avec la participation des artistes ou des écrivains avec lesquels je collabore.

Où peut-on se procurer les éditions Take5 ?

On peut voir ou se procurer les éditions en me contactant et en prenant rendez-vous.

Participez-vous à des foires d’art ?

Je participe uniquement au salon artgenève et depuis 2014. 

Un jour, créerez-vous votre propre livre, signé de votre nom uniquement ?

Je l’espère. Ceci est un rêve.

Biographie :

Le parcours de Céline Fribourg est un long voyage orienté vers le livre. Après des études de Sciences Politiques et d’Economie à Sciences Po Paris, Céline Fribourg travaille chez Gallimard puis suit un master spécialisé dans l’édition à l’ESCP. Après quelques mois chez Hachette Paris, elle part à New York pour travailler chez Independent Curators International (I.C.I.) sur le catalogue de l’exposition de l’œuvre de Meret Oppenheim au Guggenheim Museum.

Elle fonde alors avec deux associés parisiens les éditions Coromandel, qu’elle développe depuis New York, notamment en publiant des livres d’artistes avec Vik Muniz ou James Casebere. En s’installant à Genève, elle fonde les éditions Take5, afin de poursuivre la publication de livres d’artistes réunissant les plus grands talents en matière d’art, de littérature et de design contemporain. Les livres font partie des collections de nombreux musées à travers le monde, comme le musée Pompidou, le Reina Sofia, ou la Fondation Bodmer pour n’en citer que quelques-uns, et font régulièrement l’objet d’expositions dans des institutions publiques. L’éditrice a également publié un livre pour le MoMA (Library Council) avec Annette Messager et Jean Philippe Toussaint.

Un case study relatif aux éditions Take5 a été réalisé par Harvard Business School et Rhode Island school of design (RISD) dans le cadre de leur programme commun Cultural Entrepreneurship. Céline Fribourg a également participé à plusieurs reprises à des conférences sur le livre d’artistes contemporain, à l’IBM center de NYC, à la Fondation Rebaudengo de Turin, ou chez Ivory Press à Madrid avec Hans Ulrich Obrist, et rédigé des notices relatives aux livres comme récemment pour le catalogue de l’exposition Uniques à la Fondation Bodmer.

Un des objectifs de l’éditrice est d’ouvrir son activité à l’interdisciplinarité. Après avoir suivi à Harvard le programme intitulé « Visual Thinking Strategy », elle souhaite collaborer de manière plus extensive et régulière avec des scientifiques afin de créer des passerelles entre l’art, la littérature et la science pour engager une réflexion globale sur les problèmes de notre époque.

http://www.take5editions.com  

Contact : Céline Fribourg  +41 (0)76 562 19 96